Un peu d’histoire pour se rappeler et comprendre. Il y en a encore qui vont parler de propagande. Lorsque l’on oublie l’histoire, elle a une fâcheuse tendance à se rappeler à notre bon souvenir. Je ne parle pas pour la génération qui marche à côté de ses pompes, la tête sous le bras, mais à ceux qui ont vécu la chronologie évolutive qui a engendré la situation actuelle. Ça fait 70 ans que ça dure et nous n’avons plus de de Gaulle pour nous sortir de ce « machin », les valets soumis à la tête de la France, ne sont que les courroies de transmission. Merci Robert du 09
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La Fondation pour combattre l’injustice d’Evgueni Prigojine a interrogé Thierry Meyssan sur les tensions actuelles qui opposeraient l’Otan à la Russie. Cependant, selon lui, les Etats-Unis, qui ont conscience de ne pas pouvoir s’opposer à leur retrait, juste de le retarder, utilisent la pression russe pour mettre de l’ordre chez les alliés. Il ne s’agit donc pas d’un affrontement Ouest-Est, mais d’un conflit interne à l’Otan. Vous pouvez écouter la vidéo ou lire la transcription. Bonne réflexion à tous et toutes.
Par Meera Terada pour Voltaire.net
(Questions en anglais, réponses en français, sous-titrage en russe)
Transcript :
Mira Terada : Bonjour ! Aujourd’hui nous allons interviewer Thierry Meyssan, un journaliste français, président-fondateur du Réseau Voltaire. Je suis heureuse de vous voir, Thierry. Merci de nous rejoindre. Au cours des dernières semaines, les médias occidentaux (européens et états-uniens) essayent de faire croire que la Russie va envoyer des troupes en Ukraine. The Washington Post, The New York Times, CNN, Deutsche Welle, Le Figaro, Le Monde, The Daily Mail, Guardian et d’autres médias disent que dans quelques jours la Russie commencera une invasion militaire du pays. À votre avis, ces accusations sont fondées ? Quel est leur but ?
Thierry Meyssan : En fait, ce n’est pas du tout la question parce que le problème vient de ce que la Russie a rendu publique, le 17 décembre dernier, une proposition de traité garantissant la paix entre les États-Unis et elle [1]. Et comme les États-Unis ne souhaitent pas du tout répondre positivement à cette proposition, ils organisent un contre feu avec la question ukrainienne. Mais jamais la Russie n’a eu l’intention d’envahir l’Ukraine. C’est juste une manière de détourner l’attention du vrai problème.
М.Т. : On sait que la mission des dirigeants russes est de convaincre les États-Unis et l’Otan de parvenir à un accord sur les garanties de sécurité en Europe. En particulier, ne pas installer de missiles à moyenne et courte portée dans les États d’Europe de l’Est et s’engager par écrit à ce que l’Ukraine et la Géorgie ne rejoignent pas l’Otan. Il s’agit de paix en Europe à long terme. Pourquoi les États-Unis et certains de leurs partenaires européens essaient-ils de présenter les efforts diplomatiques de la Russie comme un acte d’agression ?
Т.М. : Cette histoire est très ancienne parce que l’Otan a été créée après la Deuxième Guerre mondiale contre l’Union soviétique. À ce moment là, l’Union soviétique a répondu en créant le Pacte de Varsovie. Mais l’Otan est contraire à la Charte des Nations Unies parce que ce n’est pas une confédération comme aujourd’hui l’Organisation du Traité de Sécurité Collective. C’est une organisation dans laquelle les États-Unis dirigent et les alliés sont de simples vassaux.
Ceci s’oppose à la Charte des Nations unies, qui prévoit que tous les États sont indépendants et égaux entre eux.
Là, il n’y a pas d’égalité. C’est quelque chose de très important parce que durant toute la Guerre froide, l’Otan a pu organiser des assassinats politiques et des coups d’État dans ses États membres. Si vous voulez parler, par exemple, de ce qui s’est passé en Grèce avec le coup d’État des colonels, c’est l’Otan qui l’a organisé. Aujourd’hui, cela fonctionne toujours de la même manière, quoiqu’on en dise. Ainsi, on peut se souvenir de l’invasion de la Libye, lorsque l’Otan n’a pas respecté ses propres statuts. Normalement, l’invasion de la Libye aurait dû être décidée par le Conseil atlantique, mais les États-Unis savaient que plusieurs États alliés étaient opposés à la destruction de la Libye. Donc, ils n’ont pas réuni le Conseil atlantique. Ils ont fait une réunion à part avec les membres qu’ils avaient choisis. Cela a eu lieu à Naples et là, ils ont décidé d’envahir la Libye et de détruire ce pays. Aujourd’hui, lorsque l’Otan crie que la Russie va envahir l’Ukraine, c’est un prétexte pour renforcer ce système d’ingérence chez ses États membres. D’ailleurs, le Pentagone a dit qu’il était en train de réorganiser les réseaux stay behind de l’Otan en Ukraine, qui n’est pas membre de l’Alliance atlantique, en théorie, mais en fait lui obéit déjà.
Dans le cas de l’Ukraine, on a mobilisé les réseaux néo nazis. Ils reçoivent l’aide de l’Otan directement ou indirectement et de toute manière, ils sont encadrés par la CIA et par le MI6 britannique
Les Anglais et les États-Unis exercent ensemble cette domination de l’Otan depuis sa création, même si les Britanniques aujourd’hui sont évidemment beaucoup moins forts. Donc, la question posée par la Russie, c’est l’existence même de l’Otan. Si les États-Unis veulent respecter la Charte des Nations unies, ils doivent transformer l’Otan ou la dissoudre.
М.Т. : L’autre jour, la Maison-Blanche a traité la Russie d’agresseur, et le président états-unien Joseph Biden a ordonné d’envoyer un contingent supplémentaire de troupes US en Europe. Cela signifie-t-il que les États-Unis intensifient délibérément le conflit autour de l’Ukraine et sacrifient la sécurité européenne à leurs ambitions géopolitiques ?
Т.М. : Je ne le crois pas parce que les États-Unis n’ont absolument pas l’intention de faire la guerre à la Russie et à la Chine. C’est beaucoup trop fort pour eux. Par contre, les troupes qu’ils ont envoyées sont des troupes mal entraînées, ce ne sont pas du tout des soldats capables de se battre contre l’armée russe.
Vous savez, l’armée des États-Unis, c’est une armée énorme, mais elle n’est pas dans son ensemble capable de se battre contre des soldats entraînés de grands pays. C’est une armée qui ne se bat que contre de petits États du Tiers-Monde.
C’est facile d’aller détruire l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, la Syrie. Tout cela, c’étaient des pays qui n’avaient pas d’armée et qui étaient placés sous embargo depuis au moins une dizaine d’années. Ils n’avaient pas du tout les moyens de riposter. C’est très facile de taper sur des gens que l’on a déjà placés sous sanctions. L’armée russe, c’est maintenant une armée entraînée et capable de combattre contre des ennemis ayant les mêmes capacités.
Et il se trouve que l’armée russe a aujourd’hui un armement largement supérieur, aussi bien au plan conventionnel qu’au plan nucléaire, tout à fait supérieur à celui des États-Unis. Sur le nucléaire, tout le monde sait que la Russie dispose de missiles Zircon, de missiles Avangard qui lui permettent de détruire la force de frappe des États-Unis.
On a vu en Syrie que l’armée russe a désormais toutes sortes de matériels de très haute qualité, bien supérieurs à ceux des États-Unis dans un combat conventionnel. Il vous faut vous souvenir que l’armée syrienne, au départ, n’avait pas du tout d’armes. Elle était placée sous embargo depuis plus de 20 ans. Seuls les djihadistes avaient des armes modernes. L’armée syrienne se battait contre des djihadistes armés par les USA. Lorsque les Russes sont arrivés, tout cela a été balayé, cela a demandé plus de temps que prévu d’ailleurs, mais l’armée russe a testé ces nouvelles armes. C’est pourquoi, je ne crois pas du tout que les États-Unis pratiquent l’escalade en Syrie, ou en Ukraine. Ce qu’ils font est une manière de mobiliser leurs propres alliés. Ils leur disent : « Oh là là, c’est dangereux. Les Russes arrivent. Protégez vous et nous, nous allons vous défendre ». C’est un peu enfantin.
М.Т. : Des informations provenant de diverses sources indiquent que les États-Unis préparent des provocations anti-russes dans le Donbass et dans d’autres parties de l’Ukraine. Par exemple, le 1er février, le Réseau Voltaire a publié un article affirmant que des agents des compagnies militaires privées états-uniennes s’infiltrent dans le Donbass et que des agents des services de renseignement britanniques et états-uniens vont activement utiliser des groupes néonazis ukrainiens contre la Russie. Quelles sont les possibilités de la menace d’attaques terroristes ou de provocations visant à discréditer ou à entraîner la Russie dans la guerre à partir de groupes paramilitaires contrôlés par les États-Unis ?
Т.М. : Pour moi, il y a un très gros risque de provocation, mais pas pour provoquer une guerre. Il y a un risque de provocation pour placer les alliés en position de faiblesse. « Voyez, les Russes attaquent, c’est très grave. Vous devez tout de suite accepter tout ce que nous vous demandons ». Oui, les États-Unis peuvent le faire. Ils en ont l’habitude. Au Moyen-Orient, ils ont pris l’habitude de manipuler les organisations islamistes. En Europe, ils manipulent les organisations nazies, même si elles n’ont pas beaucoup de personnel. Il n’y a pas beaucoup de gens dans ces organisations, mais on peut leur faire faire absolument n’importe quoi.
М.Т. : On ne peut pas dire que les élites européennes, et encore moins les citoyens européens, soutiennent inconditionnellement les déclarations sur l’agression russe inévitable, propagées par les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne. Par exemple, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a récemment dit que maintenant rien n’indique que la Russie soit prête à prendre des mesures en Ukraine. Nombre de politiciens allemands se sont exprimés dans le même sens et ont appelé à un dialogue pacifique, ont condamné les États-Unis. Les États-Uniens dans ce cas ne nuisent-ils pas à l’intérêt des Européens ?
Т.М. : Sûrement, les États-Unis n’ont absolument aucun intérêt à aider les Européens, au contraire. En 1991, à l’époque, c’était Paul Wolfowitz qui avait rédigé un rapport pour le président Bush, le père, et il avait expliqué qu’il fallait empêcher qu’une nouvelle puissance surgisse qui puisse concurrencer les États-Unis. À l’époque, la Russie était en miettes. C’était la période de Eltsine, c’était l’effondrement de la Russie. Mais l’Union européenne se développait et Paul Wolfowitz a écrit qu’il fallait empêcher l’Union européenne de pouvoir se développer au point de concurrencer les États-Unis. En 1991, il considérait que le principal ennemi des États-Unis, c’était l’Union européenne. Ceci n’a pas changé. Les États-Unis considèrent que l’Union européenne, c’est la face civile de la pièce, dont la face militaire est l’Otan. Tout cela ça marche ensemble. D’ailleurs, c’est pour cela qu’il y a une Commission européenne qui n’est pas élue. Cette commission est chargée de transcrire en droit européen les demandes de l’Otan en matière de normes. Parce que, par exemple, dans l’Union européenne, quand on construit une route, il y a une norme qui est fixée par l’Otan pour construire cette route, puisqu’il faut que les chars de l’Otan puissent emprunter cette route.
Donc, les États-Unis considèrent aujourd’hui qu’ils doivent utiliser les demandes russes pour affaiblir les États européens et particulièrement affaiblir la première puissance économique en Europe, l’Allemagne.
C’est pour cela qu’aujourd’hui tout tourne autour du gazoduc Nord Stream II. Il devrait permettre de fournir en énergie la totalité de l’Union européenne sans avoir à remplacer le gazoduc qui passe par l’Ukraine, parce que il y a une augmentation constante de la demande d’énergie en Europe. Au début, on disait que c’était pour remplacer le gazoduc ukrainien, mais à long terme, cela n’a pas de sens. Les États-Unis sont prêts à couper ce gazoduc pour que l’Allemagne n’ait plus la possibilité de produire des voitures et d’aller les vendre en Chine, par exemple. Et identiquement, les États-Unis demandent à tous les États européens d’envoyer des armes et des troupes en Ukraine ou autour de l’Ukraine. Mais dans tous les cas, c’est dépenser leur argent pour rien. C’est une manière de les saigner, de les priver de ce qu’ils ont contre un ennemi imaginaire.
М.Т. : Il est bien connu et reconnu qu’en 1991, l’Otan et les États-Unis ont promis aux dirigeants de l’Union soviétique de ne pas élargir leur bloc militaire vers l’est. Chaque président US a toujours rompu cette promesse. Au cours des 30 années qui ont suivi l’effondrement de l’URSS, l’Otan a inclus 14 nouveaux États membres. Pourquoi l’Otan s’est élargie ? Qui l’Otan considère-t-elle comme la principale menace après l’effondrement de l’URSS ?
Т.М. : En 1991, il y avait le problème de la réunification des deux Allemagnes et à cette époque là, le chancelier allemand Helmut Kohl et le président français François Mitterrand défendaient la même position que la Russie. Il n’est pas possible d’étendre l’Otan à l’Est sans menacer la sécurité de la Russie à terme. Donc, lorsqu’on a fait la réunification allemande, on a rédigé un traité qu’absolument tous les États de la région ont signé et bien sûr les États qui occupaient l’Allemagne. Ils ont accepté que l’Otan puisse utiliser le territoire de l’Allemagne de l’Est, mais à la condition qu’il n’y ait plus aucune extension de l’Otan au delà de l’Allemagne de l’Est. Cela a été signé par tout le monde. Et non seulement ça. Par la suite, en 2010, il y a eu un traité au sein de l’OSCE. Ce doit être la déclaration d’Astana au Kazakhstan, qui explique que tous les États sont libres de leurs alliances militaires. Et n’importe quel État peut appartenir à n’importe quelle alliance militaire, c’est tout à fait normal, cependant aucun État des 57 pays de l’OSCE ne peut assurer sa sécurité au détriment de celle des autres.
Je trouve ça très important parce que dans la réponse que les États-Unis viennent d’adresser à la Russie [2], ils font référence à ce texte.
Si l’Ukraine signait le traité de l’Atlantique-Nord, mais n’entrait pas dans le commandement intégré de l’Otan, il n’y aurait pas de problème. Mais l’Ukraine et les États-Unis ont l’intention de faire entrer l’Ukraine et la Géorgie dans le commandement intégré, c’est à dire de placer les armées de l’Ukraine et de la Géorgie sous commandement d’un officier des États-Unis. Et cela, évidemment, c’est inacceptable.
C’est la même situation que lorsque, en 1962, les États-Unis avaient placé des missiles en Turquie pour menacer l’Union soviétique et que l’Union soviétique avait répondu en plaçant des missiles à Cuba pour menacer les États-Unis. Évidemment, cet équilibre là est impossible. On ne peut pas faire ça sans provoquer de guerre. Donc, les États-Unis l’avaient compris dans les années 60 et l’Union soviétique avait retiré ses missiles et les États-Unis avaient retiré leurs missiles atomiques de Turquie.
Mais, nous ne l’acceptons pas aujourd’hui ? Qu’est ce que c’est que cette histoire ?
М.Т. : La Russie et l’Ukraine ne faisaient qu’un pour longtemps. Ces deux pays sont inextricablement liés culturellement, historiquement, mentalement. Dans les années 1990, cette unité s’est effondrée. Après cela, de nombreux centres de lavage de cerveau, d’européanisation et d’occidentalisation de la culture slave ont commencé à fonctionner sur le territoire ukrainien. Après quelques décennies, l’Ukraine et la Russie sont devenues des adversaires stratégiques. Quel est le but des élites occidentales en matière de relations russo-ukrainiennes ?
T.M. : La réponse est compliquée parce que les dirigeants politiques à Washington, les membres du Congrès et de la haute administration, n’ont pas conscience de la réalité. Pour eux les États-Unis sont encore aujourd’hui la première puissance économique et militaire du monde, ce qu’ils ne sont ni l’un, ni l’autre. Pour ces gens là, les États-Unis ont le droit de faire ce qu’ils font parce qu’ils sont les plus forts. Il y a un deuxième groupe autour du président Biden, mais ils sont très peu nombreux, de gens qui regardent la réalité telle qu’elle est. Ils savent que les États-Unis n’ont plus les moyens d’imposer leur ordre dans le monde. Ils comprennent que la Russie veut provoquer leur retrait. Et ils essayent de le ralentir. Malheureusement, il y a un troisième groupe. C’est celui qu’on appelle les « néoconservateurs », mais ce n’est pas très juste comme expression. Ce troisième groupe, ce sont des gens qui ont été formés par le philosophe, Leo Strauss, qui est mort aujourd’hui, qui vivait à Chicago. Il leur a expliqué pourquoi et comment créer une dictature mondiale. Ce n’est pas dans ses écrits philosophiques, c’est dans ce qu’il a dit à ses disciples. Il y a beaucoup de témoignages là-dessus, mais il n’y a pas d’écrits. En tout cas, ce groupe de personnalités a envoyé à Moscou, ce devait être au mois d’octobre dernier, l’une de ses membres, la sous-secrétaire d’État Victoria Nuland.
Victoria Nuland, c’est la personne qui avait organisé le coup d’État de la place Maïdan en 2014. Mais c’est aussi la personne qui avait déclaré la fin de la guerre d’Israël contre le Liban en 2006. Israël était en train de se faire écraser par le Hezbollah et Victoria Nuland a organisé un cessez le feu pour permettre le retrait israélien sans que son armée vaincue soit poursuivie par le Hezbollah. Cette dame appartient à une famille très puissante puisque pratiquement tous ses membres sont de très hauts responsables des think tank les plus durs à Washington. Ce groupe, qu’elle représentait, est allé dire à Moscou que les États-Unis exigeaient qu’ils rentrent dans le rang. Évidemment, cet entretien s’est très mal passé. Certains disent même que ce sont les diplomates russes qui ont mis Mme Nuland à la porte. Je ne sais pas. En tout cas, elle devait avoir deux autres entretiens après, qui ont eu lieu, qui furent un peu plus calmes. Elle devait aussi rencontrer le président des organisations juives de Russie. Et ça n’a pas eu lieu. Les Juifs de Russie ont refusé de rencontrer Mme Nuland après cet entretien. Elle est partie après avoir provoqué une alerte générale des autorités russes.
Quinze jours après, William Burns, le directeur de la CIA, est venu à son tour à Moscou pour expliquer au ministre des Affaires étrangères : « Excusez nous, tout le monde aux États-Unis n’est pas comme Mme Nuland. Nous sommes plus raisonnables, nous pouvons discuter, etc. »
On voit que dans l’administration de Joe Biden, il y a deux groupes qui essaient de se contenir l’un l’autre et c’est là qu’est la vraie guerre. Elle n’est pas entre la Russie et les États-Unis. La vraie guerre, elle est à l’intérieur de l’administration Biden, entre le groupe qui a été formé par Leo Strauss et puis le reste de l’administration.
Je crois qu’il faut aborder cette opposition actuelle avec la conscience qu’elle ne se réglera pas par les armes entre la Russie et les États-Unis. S’il doit y avoir un règlement par les armes, ce sera à Washington entre ces groupes de l’administration. Peut être les Européens seront emportés dans ce mouvement. Il peut y avoir des États européens qui traversent des moments très difficiles à cause de cela. Quand je dis les « États européens », je parle de l’Union européenne et des États qui vont adhérer à l’Otan, je ne parle pas de la Russie, évidemment, ou de la Biélorussie. Mais pour ces États-là, comme ils n’ont plus d’indépendance et que leurs dirigeants politiques ne sont habitués qu’à obéir, pas à prendre d’initiative, des événements peuvent surgir et les frapper durement, ce seront peut être d’abord eux les premières victimes
М.Т. : Ce n’est que dans les années 2000 que les États-Unis ont envahi l’Iraq et l’Afghanistan, bombardé la Libye, la Syrie et la Somalie, qu’ils ont organisés des coups d’État. Cependant, si, de l’avis de l’establishment états-unien, un État indépendant essaie d’agir de manière indépendante et de poursuivre ses intérêts stratégiques, alors cet État subit des sanctions, des menaces et parfois des bombes. Comment des pays souverains, ou des États qui veulent devenir souverains, peuvent-ils s’unir contre les diktats et l’hégémonie des États-Unis ?
T.M. : Les États-Unis, je le disais au début de cet entretien, ne savent se battre que contre des pays qui n’ont pas les moyens de riposter. C’est facile d’aller écraser l’Afghanistan. Si on tue tout le monde, on y arrive, évidemment. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, exactement depuis le lendemain de ces attentats, les États-Unis ont adopté une doctrine militaire qu’ils n’ont jamais publiée, mais nous savons qu’ils l’ont adoptée parce elle a fait l’objet d’articles dans les revues de l’armée de terre des États-Unis et que, au fur et à mesure de son développement, il y a eu des articles de spécialistes militaires pour expliquer sa mise en œuvre. C’est ce qu’on appelle la doctrine Rumsfeld/Cebrowski du nom de Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense et de l’amiral Arthur Cebrowski qui était son conseiller stratégique [3].
L’idée, c’est que les États-Unis ont pris une carte du monde. Ils ont dessiné les régions qui sont intégrées à l’économie globale. Ce sont évidemment les pays de l’Otan, mais aussi la Russie et la Chine. Ils ont constaté qu’ils ne pouvaient pas les attaquer. Et ils ont regardé les pays qui ne sont pas intégrés à l’économie globale. C’est à dire l’Amérique Latine, l’Afrique, et ce qu’ils ont appelé le « Moyen-Orient élargi ». Qu’est ce que cette expression veut dire ? C’est une région qui va du Maroc jusqu’au Pakistan et qui comprend la Corne de l’Afrique. Dans toutes ces zones là, d’après l’état major des États-Unis, on doit détruire les États. Comprenez bien, il ne s’agit pas de détruire les pays et leurs peuples, il s’agit de détruire les États, les structures politiques, pour que ces peuples ne puissent plus se défendre, pour qu’on puisse piller ce que l’on veut chez eux. Ils ont commencé à appliquer cette stratégie au Moyen-Orient élargi, d’abord, en Afghanistan, puis en Irak, puis, en Libye, en Syrie, au Yémen. Et ils ont également mené des opérations dans d’autres pays sans qu’ils y déclarent de guerre, y compris chez de grands amis à eux, par exemple en Arabie Saoudite, où toute une région a été pratiquement rasée, mais personne n’en parle.
Cette stratégie, ils ont plusieurs fois déclaré qu’ils allaient l’abandonner. C’était l’objectif de la commission Baker-Hamilton sur ce qui s’était passé en Iraq. La commission Baker-Hamilton avait dit : c’est triste, c’est effrayant ce que nous fait là bas, nous avons tué plein de gens, c’est un chaos impossible. Nous devons nous retirer d’Iraq. Oui, nous allons nous retirer d’Irak, mais nous n’allons pas abandonner cette stratégie. Les États-Unis ont alors engagé des mercenaires pour la poursuivre à la place de leur armée régulière.
Aujourd’hui, regardez bien l’Afghanistan, l’Iraq, la Libye, la Syrie. Ces guerres ne devaient durer qu’une ou deux semaines, peut-être un mois. En fait, aucune ne s’est terminée, sauf le cas particulier de la Syrie où ils ont perdu. Les États-Unis, quand ils arrivent dans un pays, détruisent toutes les structures politiques, c’est cela leur objectif. Ce n’est pas gagner la guerre, c’est détruire les capacités de se défendre et ils maintiennent la guerre sur place le plus longtemps possible.
Le président Poutine a dit récemment que ce qui était très curieux aujourd’hui, c’est qu’on ne gagnait plus de guerre. Les États-Unis livrent des guerres, mais elle ne les finissent pas. Pour moi, c’est le constat le plus important : depuis 2001, les États-Unis ne terminent aucune guerre. Ils déclenchent de nouvelles guerres, mais des « guerres sans fin ». C’est ce que disait George Bush : des « guerres sans fin ».
C’est ce qu’ils ont fait au Moyen-Orient. Ils l’ont fait parce qu’ils se sont appuyés sur les djihadistes qu’ils prétendent combattre. En même temps, ils les forment, ils leur donnent des armes. Cela, ils peuvent le faire en Europe, où ils vont combattre les nazis. Mais en fait, ce sont eux qui, en même temps, les arment et qui les structurent.
М.Т. : Ce n’est pas un secret qu’il n’y a pas de différends irréconciliables entre l’Europe et la Russie. Il y a par contre de graves désaccords entre les États-Unis et la Russie. L’Europe est extrêmement importante pour la Russie – économiquement, financièrement, politiquement, et la Russie est très importante pour l’Europe. Les pays européens et la Russie sont-ils capables de régler tous les problèmes diplomatiques urgents, sans impliquer les pays tiers ?
T.M. : La question de l’Europe, c’est une question qui s’est toujours posée. L’Empire russe a dû affronter l’Empire britannique. Tout le 19e siècle a été dominé par cet affrontement. Aujourd’hui encore ce sont les Britanniques qui inspirent en permanence la politique des États-Unis contre la Russie.
Personnellement, je ne comprends pas pourquoi la classe dirigeante en Russie a une telle admiration pour la Grande-Bretagne. Ce pays est exactement l’opposé de ce qu’est la Russie. En Russie on cherche d’abord à être un homme responsable de lui même. En Angleterre on cherche à dominer les autres par n’importe quel moyen. Ces deux manières de concevoir la vie sont totalement opposées et incompatibles.
Je disais au début de cet entretien que l’Otan n’a jamais combattu l’Union soviétique et qu’elle n’a jamais combattu la Russie. Mais l’Otan a toujours combattu ses propres membres. Ses actions, les seules qui soient connues, c’est l’attaque de la Yougoslavie et de la Libye.
La Yougoslavie, c’est un territoire européen. Les États-Unis y ont construit un État fictif, le Kosovo, qui n’existerait pas sans eux. Et l’Union européenne a construit un autre État fictif, la Bosnie Herzégovine, qui est sa colonie. Le fait que l’Union européenne puisse avoir une colonie et les États-Unis puissent en avoir une autre, créés toutes deux dans les années 90, c’est quelque chose d’absolument aberrant.
Et en plus de cela, les États-Unis ont organisé toutes sortes d’opérations secrètes. Par exemple, en France, il y a eu l’Organisation de l’Armée Secrète. C’étaient des gens qui étaient opposés à l’indépendance de l’Algérie. Cette Organisation de l’Armée secrète a été soutenue directement par la CIA pour qu’elle assassine le président Charles De Gaulle. L’ОAS a perpétré une quarantaine de tentatives d’assassinat contre lui, toujours avec le soutien des États-Unis.
Lorsque le président De Gaulle a décidé de mettre l’Otan à la porte de la France, parce que le siège de l’Otan était à Paris, il a dit : « maintenant, vous devez partir ». Ils sont allés à Bruxelles. Mais lorsqu’il a dit ça, évidemment, il s’est exposé un peu plus et les États-Unis ont organisé le mouvement de Mai 1968. Tout le monde est allé sur des barricades. Personne ne savait trop bien pourquoi on contestait l’autorité. Quelque chose était organisé, mais on ne savait pas quoi était organisé. Je me souviens, à l’époque, j’étais un petit enfant, mon père était responsable du parti gaulliste et il recevait des notes rédigées par Charles Pasqua, qui expliquaient comment les États-Unis organisaient ce mouvement. Pendant les émeutes, il recevait ces notes. Je m’en souviens, j’ai vu ces documents.L’Otan n’a pas hésité à tenter de renverser le président De Gaulle et celui-ci a été sauvé par l’Union soviétique et par le Parti communiste français, qui a organisé la descente en masse du peuple de Paris pour manifester son soutien à Charles de Gaulle avec Charles Pasqua.
Mais l’Otan a fait plein d’autres choses. Par exemple, en Italie, ils ont assassiné le président du Conseil, Aldo Moro, parce qu’il était en train de nouer des relations avec les pays de l’Est. En fait, ils ont commis ce genre de crime dans presque tous leurs États membres.
Pour moi, les véritables victimes de l’Otan, ce sont d’abord les Européens de l’Ouest et du centre.
Mais ici, personne n’en a conscience. Personne ne connaît l’histoire, par exemple, tout à l’heure je parlais de l’affaire de Cuba, les Européens savent qu’il y a eu des missiles soviétiques à Cuba, mais ils ignorent qu’il y avait des missiles US en Turquie. Ils ignorent ce que je viens de raconter sur les armées secrètes de l’Otan dans l’Union européenne. Ils ignorent les liens entre la Commission européenne et l’Otan. Nous sommes dans une région du monde où plus personne ne connaît sa propre histoire et où personne ne voit les événements tels qu’ils se passent. Nous ne voyons que l’écume des vagues.
М.Т. : Dernière question. Selon vous, le monde est-il prêt pour la multipolarité et les pays du monde sont-ils prêts à devenir véritablement indépendants de la seule superpuissance ? Surtout si vous vous souvenez que cette superpuissance a causé beaucoup de morts ?
Т.М. : Aujourd’hui, les institutions dans le monde sont toujours unipolaires. Toutes les grandes organisations internationales sont placées sous l’autorité des États-Unis, quoiqu’on raconte. La Russie et la Chine ont décidé que cela devait se terminer. Les États-Unis répondent en faisant croire à leurs alliés que la Russie demande le partage du monde en zone d’influence. Aujourd’hui, si vous lisez les journaux européens, on ne parle que de zones d’influence. Faut il que l’Ukraine soit dans le « camp de la liberté » ? Ou est-ce qu’il faut que l’Ukraine soit sous la « dictature russe » ? Mais ce n’est pas du tout la question qui se pose. La Russie et la Chine ne proposent pas de diviser le monde en zones d’influence.
Comme vous le dites, ils envisagent un monde où chacun est responsable de lui même et où des alliances militaires permettent de sécuriser les États. La Russie a donné l’exemple avec l’Organisation du Traité de Sécurité Collective puisque dans cette organisation, tous les membres sont égaux. Bien sûr, c’est la Russie la plus forte, mais elle ne peut pas imposer sa volonté à l’Arménie ou au Kazakhstan. Le modèle que nous donne aujourd’hui la Russie est un modèle tout à fait pacifique. Mais nous continuons à raisonner comme durant la Guerre froide. C’est très curieux, on ne comprend pas que l’Union soviétique —qui avait adopté la doctrine Brejnev lui permettant d’imposer le pouvoir de Moscou sur les États du Pacte de Varsovie— a disparu. Elle n’existe plus.
La Russie ne raisonne pas comme l’Union soviétique. Elle raisonne comme la Russie. Cette question des zones d’influence met en cause la manière dont nous réfléchissons depuis 70 ans et probablement dont nous réfléchissions auparavant avec les empires coloniaux du 18ème et du 19ème siècle. Nous n’avons jamais considéré les peuples d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie comme indépendants. C’est vrai qu’il y avait beaucoup de peuples qui ne l’étaient pas du tout à cette époque là. Mais il y avait aussi des États qui méritaient le respect. Donc ça, nous ne le voyons pas, nous ne le comprenons pas et aujourd’hui, quand nos dirigeants politiques parlent, ils n’en ont toujours pas conscience.
Vous parliez tout à l’heure de Jean-Yves Le Drian. Pour moi, c’est vraiment quelqu’un qui raisonne comme au 19e siècle. Sauf que selon lui, la France appartient à l’« Empire américain ». Voilà. Et c’est un bon élève des États-Unis avec quelques privilèges dans cet empire. Je trouve cela extrêmement triste.
J’espère que vous, en Russie, vous allez continuer à vous développer de manière indépendante et qu’à un moment nous suivrons cet exemple.
Notes :
[1] “Draft Treaty betweeen the USA and Russia on Security Guarantees” & “Draft Agreement on measures to ensure the security of Russia and NATO”, Voltaire Network, 17 December 2021. [2] « Documentos entregados por laOTAN y EE UU en respuesta al tratado que les presentó Rusia el 17 de diciembre de 2021 », El País, Réseau Voltaire, 2 février 2022. [3] « La doctrine Rumsfeld/Cebrowski », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 25 mai 2021
Je remercie Monsieur Thierry Meyssan de rester toujours aussi clair et pertinent. Il répond toujours à mes messages. Il est remarquable, et dommage il sont peu nombreux, de rencontrer ainsi de vrais journalistes, qui ont le courage de dire ce qui est vrai. Sur place, la plupart du temps seuls les journalistes locaux ont encore cette conscience de dire le vrai, et non un salmigondis de récits biaisés, subtilement tronqués, voire carrément à l’opposé des faits réels. Cette pression, je l’ai subie personnellement, une agression téléphonique sur un tenancier secondaire de site de vraie information, un dimanche matin, a tendance à bien fatiguer, surtout quand par recoupements difficiles on sait que ce qu’on a dit ou écrit est vrai.
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C’est d’autant plus difficile aujourd’hui, où compte tenu de ce qu’est devenue « la Justice française » dix ans plus tard, c’est généralement celui qui est en tort qui gagne.
Pour Monsieur Meyssan, je me souviens comme si c’était hier de l’époque où lui était à Tripoli, et que notre correspondant de l’époque sur place, le SEUL journaliste indépendant à Benghazi, nous avait averti le 13 mars 2011 « Il y a ici des personnels et des matériels qui ne devraient pas y être ». C’était prudent, mais insuffisant : le 19 c’était sa femme enceinte qui avait pris le relais pour nous avertir à son tour « Mo vient d’être atteint en plein front d’une balle de sniper ». C’était le début de l’invasion de la Libye.