L’Europe ensommeillée et en pause estivale, comme en 1914 …

Alors que l’Occident pense que la crise ukrainienne se transforme en quelque chose de similaire à la guerre froide, les circonstances historiques et matérielles disent tout autre chose : le monde est à la veille d’un événement de l’ampleur de la Première Guerre mondiale.

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Par Alastair Crooke pour Al Mayadeen via Le Saker Francophone

Le récit courant est que l’Occident est entré dans une guerre froide similaire à celle menée contre l’Union soviétique ; et que, comme pour cette lutte antérieure, son issue doit être la réaffirmation primordiale du modèle économique, politique et civilisationnel américain.

Une bien meilleure analogie serait toutefois de considérer une époque antérieure qui s’est terminée non pas par le triomphe de la guerre froide, mais plutôt par un tsunami de guerre chaude qui a désemparé le monde entier. Il s’agissait d’une période où les décideurs politiques (et les marchés) n’ont pas su apprécier le danger croissant qui s’accumulait pendant la période de sommeil estival qui s’est écoulée entre l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand fin juin 1914 et le déclenchement de la guerre, cinq semaines plus tard.

Il est vrai que l’on avait alors le sentiment que deux alliances lourdement armées étaient sur une trajectoire de collision potentielle. Mais il y avait déjà eu des épisodes de guerre d’usure auparavant, et c’est le fait que ces épisodes n’aient pas abouti qui a donné le sentiment que le statu quo pouvait, et allait, se prolonger indéfiniment. L’opinion de l’époque avait été influencée par le best-seller de Norman Angell, The Great Illusion, paru en 1909, qui affirmait que la guerre était devenue impossible parce que le commerce mondial et les flux de capitaux étaient trop étroitement liés.

Ce qui n’a pas été pleinement apprécié à ce moment-là, c’est que la Grande-Bretagne avait furtivement observé avec une colère indignée la menace imminente pour son empire que représentait l’ambition naissante de l’Allemagne d’acquérir son propre empire rival. La Grande-Bretagne se préparait depuis un certain temps à supprimer cette « chutzpah » allemande. La guerre des Boers de 1899-1902 visait principalement à permettre à la Grande-Bretagne d’acquérir les richesses financières de l’Afrique du Sud afin de financer son réarmement.

Les circonstances du milieu de l’année 1914 (le moment de Sarajevo) semblaient si propices, à la fois pour l’Allemagne qui aspirait à un empire et pour la Grande-Bretagne qui croyait que c’était l’occasion de l’écraser complètement. Tout comme l’Ukraine est aujourd’hui considérée par Moscou comme la charnière d’une architecture mondiale différente, Washington voit un bourbier ukrainien comme une occasion inespérée de concrétiser son désir d’écraser les aspirations russes et chinoises qui menacent maintenant de déloger l’empire américain « fondé sur des règles » .

La guerre des Balkans, au début du XXe siècle, a entraîné l’Autriche-Hongrie, alliée inconstante de l’Allemagne, dans la lutte contre la Russie. Tout comme aujourd’hui, la guerre d’Ukraine de Biden a réussi à enfermer l’Europe (inconstante) dans l’objectif américain de neutraliser la Russie.

Le conflit ukrainien, qui semble maintenant aboutir à une victoire russe de plus en plus probable, est métaphoriquement parlant le « moment Sarajevo » d’aujourd’hui. Nous sommes pris dans l’interrègne de l’illusion car les dirigeants européens complaisants ont fait le pari que Biden allait sûrement gagner et que la « normalité » serait rétablie.

Rappelons que la Grande-Bretagne a lancé son opération de mise en coupe réglée de l’Allemagne au début du vingtième siècle en tentant de démanteler ses lignes d’approvisionnement mondiales, en préservant les siennes, et d’interdire à l’Allemagne l’accès à ses liens extérieurs. Dans le cadre de cette opération, la Grande-Bretagne a mis en place un blocus naval qui a eu pour effet involontaire de canaliser les ambitions allemandes renaissantes vers l’est, à travers la plaine de l’Europe, et finalement vers la Russie.

Nous savons tous que cette concaténation d’événements a abouti à deux guerres mondiales et à la dévastation économique de l’Europe qui s’en est suivie, ouvrant ainsi la voie au siècle américain.

Comment expliquer le deuxième accès contemporain de somnolence et d’insouciance de l’élite politique de l’Europe en cent ans ? Eh bien, l’outil de la Grande-Bretagne pour préparer l’espace de combat contre l’Allemagne au siècle dernier relevait de la diplomatie à l’ancienne. La Grande-Bretagne a mis en place une alliance diplomatique contre l’Allemagne. Mais les États-Unis ont apporté un nouvel outil pour préparer l’espace de bataille européen : leur inversion de la thèse d’Antonio Gramsci selon laquelle la sphère culturelle est l’arène la plus productive de la lutte politique.

Ainsi, au lieu que la culture soit le lieu de l’action révolutionnaire contre une élite (selon Gramsci), les plateformes sociales et les médias de masse américains et européens, débarrassés de leurs rivaux non occidentaux, sont devenus précisément le lieu où le « système » , l’élite, peut se réaffirmer, en neutralisant la possibilité de résistance politique par la domination de la sphère culturelle : l’algorithme des grandes plateformes et la diabolisation de la Chine et de la Russie par les médias.

Ce sont les moyens par lesquels une Europe largement réticente à la guerre peut être retournée contre la Chine et la Russie, avec les euro-élites qui s’y soumettent, au nom de la promotion de leurs valeurs libérales « universelles » .

Ce qui est différent aujourd’hui est aussi le plus troublant. L’hypothèse initiale semble avoir été que l’utilisation de la puissance financière et commerciale des États-Unis pour faire s’effondrer l’économie de la Russie, contenir la Chine et tordre le cou à l’Europe pour la vassaliser sur le plan technologique, tant que l’Amérique reste prédominante, serait en soi suffisante pour contenir le risque de guerre chaude.

Mais c’est l’inverse qui se produit. L’échec embarrassant de la guerre des sanctions a forcé Biden à se lancer dans un tourbillon de distractions pour couvrir cet échec, un échec qui non seulement n’a pas réussi à faire tomber la Russie, mais qui risque maintenant de faire s’effondrer l’économie européenne, posant ainsi un grand risque collatéral pour le système financier américain lui-même.

Ainsi, Biden a déclaré que les États-Unis interviendraient à Taïwan si la Chine l’attaquait, verrouillant ainsi l’axe Chine-Russie. En Ukraine, les États-Unis et l’OTAN se rapprochent de plus en plus d’un affrontement direct avec les forces militaires russes. En ce qui concerne l’Ukraine, la CIA allume une série de feux de brousse dans la périphérie ukrainienne, de la Moldavie au Kazakhstan (ce qui ravive de vieilles tensions). Biden ferme les yeux sur la tentative de la Pologne d’annexer en douceur ses anciennes revendications territoriales en Ukraine occidentale, ou bien il est de connivence avec elle (ce qui menace d’ouvrir une multitude d’anciennes blessures en Europe de l’Est).

En Asie de l’Est, les États-Unis ont allumé des feux au Pakistan ; ils tentent de le faire en Afghanistan ; et avec les Kurdes ; et plus important encore, ils s’exercent conjointement avec Israël à pratiquer une attaque militaire conjointe contre l’Iran.

L’Europe observe avec une inquiétude croissante l’administration Biden contribuer à ce que l’Allemagne se lance dans une nouvelle tentative de transition, ce qui fait écho aux aspirations antérieures de la « Grande Allemagne » et renvoie précisément au contexte européen d’avant la Première Guerre mondiale, avec ses élites qui, une fois de plus, visent la Russie. Une militarisation complète de la société allemande est, une fois de plus, en cours. L’Allemagne et les États-Unis collaborent déjà étroitement sur l’Ukraine et sur les actions de l’OTAN contre la Russie.

La gravité de ce changement peut être considérée comme la note de bas de page ésotérique d’une déclaration diplomatique ; en fait, c’est tout le contraire. Dans la déclaration conjointe russo-chinoise de septembre 2020, un sujet clé portait sur la « vérité historique » concernant la Seconde Guerre mondiale. En termes simples, les deux États affirment que, dans le cadre d’une campagne occidentale apparemment inoffensive, les faits historiques sont systématiquement falsifiés (dans des pays tels que la Pologne et les États baltes), souvent avec l’encouragement subtil des États-Unis. Le récit se métamorphose pour présenter la Seconde Guerre mondiale comme celle où la « famille européenne » s’est unie pour combattre la Russie.

L’objectif est clair. Son importation (une Allemagne militarisée dominante) est explosive pour l’Europe. (Est-ce là l’objectif secondaire de Washington ?) Ce qui semble si pervers, c’est que tout ce jeu avec le feu est censé aider Biden à ne pas échouer trop lourdement lors des élections de novembre.

Une pyromanie pour soutenir une cause perdue ?

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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