Source Il Fatto quotidiano via Euro-synergie
La guerre en cours en Ukraine n’est pas seulement un conflit par procuration entre la Russie et l’OTAN, mais un affrontement qui redéfinit l’équilibre des forces entre les deux côtés de l’Atlantique et l’équilibre même des forces au sein du continent européen. Une Europe qui ne peut pas profiter des ressources énergétiques bon marché de la Russie ni commercer avec Moscou (et qui sait, peut-être même pas avec la Chine demain) est fatalement plus dépendante du gaz liquéfié et du marché américain. L’augmentation de la facture énergétique (une tendance déjà amorcée avant le conflit) entraînera une hausse spectaculaire des coûts de production, ce qui se traduira par une baisse de la compétitivité des entreprises européennes et, en fin de compte, par un appauvrissement du vieux continent.
Le cas allemand est vraiment emblématique dans ce contexte. Berlin s’était consacré à la construction d’un modèle économique performant sans prêter attention aux fondements géopolitiques contradictoires sur lesquels il reposait. L’Allemagne a alimenté son industrie en hydrocarbures russes et a utilisé la main-d’œuvre bon marché des pays d’Europe de l’Est, accueillis dans l’UE depuis 2004. Grâce à l’euro, relativement plus faible que le mark, elle a pu facilement exporter ses produits vers le marché unique européen et dans le monde entier, où elle compte les États-Unis et la Chine parmi ses principaux clients. Elle a ainsi accumulé des excédents commerciaux compris entre 5,6 et 7,6 % du PIB au cours des dix dernières années. Bien qu’elle ait fini par dépendre énergiquement et économiquement de la Russie et de la Chine (deux adversaires stratégiques des États-Unis), Berlin est cependant restée militairement subordonnée à Washington, en restant au sein de l’OTAN et en soutenant son élargissement à l’Est, sans développer cette autonomie stratégique européenne dont la force motrice aurait dû être le soi-disant « axe franco-allemand ».
Au sein de l’UE, Berlin s’est imposé comme un acteur économiquement hégémonique sans élaborer une vision politique qui renforcerait la cohésion des Etats membres, ni imaginer de solution pour aplanir les inégalités au sein de l’Union. Comme l’a écrit le journaliste allemand Wolfgang Münchau dans le Financial Times en 2020 – sous la direction d’Angela Merkel, l’Allemagne n’a toujours fait que le strict minimum pour assurer la survie de la zone euro, la laissant se traîner d’une crise à l’autre. En Ukraine, Berlin a essentiellement suivi les politiques anti-russes de Washington, croyant naïvement que cela profiterait à la « profondeur stratégique » allemande. Merkel a ainsi soutenu le soulèvement de Maidan à Kiev en 2014, et appuyé les sanctions imposées à Moscou après l’occupation russe de la Crimée. Mais cela ne suffit pas aux États-Unis, longtemps agacés par le modèle mercantiliste allemand et l’Ostpolitik de Berlin.
Washington avait compris depuis longtemps que Moscou, Pékin et le continent asiatique étaient désormais en mesure d’offrir à l’Allemagne et à l’Europe des possibilités de commerce et d’investissement plus avantageuses que celles des États-Unis. N’ayant plus la force économique de lier le vieux continent à eux comme ils l’avaient fait dans l’après-guerre, les États-Unis n’avaient plus que l’outil coercitif suivant : 1) attirer la Russie dans un conflit en Ukraine, en l’accusant d’être l’agresseur ; 2) construire un nouveau rideau de fer en Europe, en le renforçant par un système de sanctions qui maintiendrait ses alliés dans l’orbite économique américaine ; 3) isoler Moscou, en créant les conditions d’une rupture économique avec la Chine. Transformer l’Ukraine en un pion à jeter en pâture à la Russie a servi à effacer l’alignement naissant entre Berlin, Moscou et Pékin.
L’objectif russe était initialement opposé à l’objectif américain: couper le cordon ombilical qui lie le vieux continent à l’Amérique et créer, avec la Chine et l’Europe dirigée par l’Allemagne, un ordre multipolaire fondé sur l’intégration économique de l’Eurasie. En intervenant en Ukraine, Moscou a manifestement estimé que Berlin et l’Europe n’étaient pas récupérables, et s’est résigné à s’appuyer sur l’axe avec Pékin, se pliant en fait au projet américain d’une nouvelle confrontation des blocs. Dans ce cadre, l’Allemagne, qui était le chef de file de la composante européenne de l' »île-monde » eurasienne, se voit reléguée au rang de « paria » dans un vieux continent qui est à nouveau dirigé par les Américains. Bien qu’il se soit conformé au régime de sanctions voulu par Washington (également destiné à saper les fondements de la compétitivité allemande), le successeur de Mme Merkel, Olaf Scholz, est montré du doigt par les extrémistes européens pro-Kiev, et par le gouvernement ukrainien lui-même, comme un « pacifiste » pro-Poutine parce qu’il rechigne à adopter des politiques encore plus autodestructrices.
Pendant ce temps, le centre de gravité européen de l’OTAN s’éloigne de l’axe franco-allemand au profit d’un arc de pays – de la Grande-Bretagne aux nouveaux candidats à l’OTAN, la Finlande et la Suède, en passant par les républiques baltes et la Pologne – qui ont pris la tête de la croisade anti-russe. Avec Londres qui, ironiquement, pousse l’Ukraine à adhérer à l’UE après le Brexit !
Auteur du livre Se Washington perde il controllo. Crisi dell’unipolarismo americano in Medio Oriente e nel mondo (2017).
Twitter : @riannuzziGPC
https://robertoiannuzzi.substack.com/
« Défaite du modèle allemand »: mais pas du tout! Ils sont sauvés car ils ont maintenant le train à 9€/mois 😉
vont ils ressortir les locomotives a vapeur?