Fêtons les JO et relisons l’indispensable Grève des électeurs (Octave Mirbeau)

illustration: capture d’écran de l’article de Nicolas Bonnal /Affiche des jeux olympiques de 2024

«Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres…Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel, parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier…»

Une chose m’étonne prodigieusement — j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? Nous l’attendons.

Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide entrée dans une cité languedocienne ; je comprends M. Chantavoine s’obstinant à chercher des rimes ; je comprends tout. Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel, parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, ô chauvin !

Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer — ô folie admirable et déconcertante — des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de l’électeur « qui la connaît » et qui s’en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain. Sa souveraineté à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait. Mais les autres ?

Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuple souverain, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : « Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté, Floquet fait des lois auxquelles sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi, et Pierre Alype également. » Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ? Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?

À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus ?… Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les noms seuls de Barbe et de Baïhaut, non moins que dans ceux de Rouvier et de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers d’un mirage, fleurir et s’épanouir dans Vergoin et dans Hubbard des promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat. Et c’est cela qui est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.

Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.

Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un, et de donner l’autre ? Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.

Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent, chaque matin, pour un sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si, au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te diraient, en connaisseurs d’humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines.

Rêve après cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des fraternités impossibles, des bonheurs irréels. C’est bon de rêver, et cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais l’homme à ton rêve, car là où est l’homme, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas d’ailleurs, en son pouvoir de te donner. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Pour te réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va pas t’imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd’hui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera. Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n’as rien à y perdre, je t’en réponds ; et cela pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.

Et s’il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.

Je te l’ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève.

Octave Mirbeau.

Source Nicolas Bonnal via: L’Échelle de Jacob

5 Commentaires

  1. Cela me rappelle la fin d’une chanson de Jacques Yvart, « On joue à l’homme »
    « Mais rien n’est changé chante un autre au verger ! »
    Le texte d’Octave Mirbeau n’a pas pris une ride.

    • On ne peut que souhaiter que beaucoup se mettent à la lecture de livres papier et fassent l’effort de lire les auteurs (pas forcément connus). En lisant les « pour » et les « contre », ça a un avantage certain, celui de se forger un esprit critique des choses, évènements, situations. On ne se cultive pas en faisant du psittacisme pour être en phase avec les uns ou les autres. Avoir un avis même dérangeant, incite à la réflexion et ouvre le débat…

  2. L’eau noie l’innocent comme le coupable.
    Le feu consume le juste comme la sorcière maléfique.
    Il en est ainsi depuis la nuit des temps et toutes mes jérémiades et pleurniches ne changeront rien à cet état de faits.
    Alors, j’ai appris à faire avec. https://lesmoutonsenrages.fr/wp-content/plugins/wp-monalisa/icons/wpml_wink.gif

    • Mais aussi,
      L’eau donne la vie…tout comme le feu l’entretien !

      – Rien ne sert de maudire les éléments.
      Bien plus préférable il est d’œuvrer à la suppression de la mauvaise qualité, tout comme de son mauvaise usage.

      Ainsi parlait Zaratousjeudi.
      https://lesmoutonsenrages.fr/wp-content/plugins/wp-monalisa/icons/wpml_bye.gif

  3. Effectivement, laisser le destin d’une nation aux mains d’électeurs est une folie pure. Cette certitude que j’entends chaque jour, que je lis ici comme ailleurs de détenir une vérité prodigieuse, de ne considérer que seul le peuple sait ce qui est bon pour lui est simplement une bouffée délirante de plus. Sans capitaine au long court, un bateau ne va nulle part.
    Je le redis comme souvent, je suis farouchement opposé à la démocratie représentative. Ce n’est pas à la mode, je vous l’accorde.

    Combien sont capables de réellement aborder le conflit comme constructif, si toute violence est bannie ? De la dictature des opinions, nous glissons vers l’idiocratie et le dialogue de sourds. Et je ne pointe pas là du doigt nos gouvernants mais bien de nous, les gouvernés.
    Le peuple n’a pas pour fonction de tracer son propre chemin, mais choisit son image PANINI parmi les candidats professionnalisés plutôt que de s’emparer des thématiques complexes.
    Nous en avons discuté hier avec Jclaude, de visu, et passer son temps à pointer du doigt les responsables de notre malheur, de notre misère, c’est oublier un peu vite notre responsabilité individuelle.
    Nous passons notre temps à nous retourner vers le passé, l’analyser à postériori mais non pas pour faire et apprendre de nos erreurs mais pour se donner le luxe de pouvoir déclarer : « Je vous l’avez bien dit »… Dire c’est un début, mais Faire c’est se sortir de la situation dont nous héritons.
    Nous nageons dans un océan de critique, de frustration, d’intérêt personnel et de jalousie qui n’alimente que des parloirs à faire valoir, jusqu’à trouver probant de s’autoproclamer spécialiste en tout.
    Alors, oui, nous sommes dans une boucle sans fin infernale, soumis à une bienpensance par la justification de notre opinion, donc sans aucun fond.
    Pour exemple, a-t-on le droit de conspuer la politique martiale de l’UE et plus particulièrement de la France et d’affirmer dans le même temps que Poutine est un dictateur sanguinaire ? Non, il faut choisir. C’est soit l’un soit l’autre !… Hors la question est orientée puisqu’elle nous force à prendre pour acquis la notion de violence armée comme un fait admis et non discutable.
    En mon sens tout le problème concerne la valeur travail. Elle ne constitue plus que 30% des échanges financiers. C’est uniquement dû au fameux code du travail, idée communiste, dans une contextualisation de type soviétique. Nous sommes asservi par ce qui donne l’impression de nous protéger. Nous injectons des milliards pour une mise en commun des protections dites sociale, grande cause morale dans une société si individualiste que cela en devient risible.
    Il n’y a à mon avis qu’une société libérale pure dans une économie sociale et solidaire que ce cirque peut s’arrêter. Que chacun cotise librement, que chacun travaille le nombre d’heure qu’il le souhaite, avec des contrats de partenariats en considérant que chaque individu est une personne morale.
    Plus de code du travail, ce serait un bon début pour commencer.
    Alors dans un tel contexte, le politique en serait réduit à ses devoirs régaliens de gestion, sans avoir à disposition les milliards actuels.

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