Par Alexandre Lemoine pour Observateur-Continental
Le complexe militaro-industriel a toujours été et demeure l’indicateur le plus important de la souveraineté de tout pays. C’est ce que montrent les processus que nous observons au cours des deux dernières décennies en Eurasie et en Afrique avec la participation de la Turquie et de son industrie de la défense.
Le fait que les Turcs se soient tournés vers leur héritage impérial depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan a inévitablement conduit à deux impératifs. Tout d’abord, Ankara devait établir des contacts avec le monde non occidental de l’Asie et de l’Afrique. En particulier avec cette partie qui faisait autrefois partie de l’Empire ottoman, comme l’Égypte, la Syrie, la Libye et d’autres. Cela a conduit à une distance ou à une réduction au minimum nécessaire des contacts de la Turquie avec l’Occident. En conséquence, la Turquie n’a jamais rejoint l’UE, alors les États-Unis estiment possible d’imposer des sanctions contre leur allié de l’Otan.
L’autre impératif était l’apparition d’un complexe militaro-industriel turc autonome. Sinon, les ambitions impériales sembleraient étranges non seulement aux yeux de l’Occident, mais aussi dans la perception de leur public cible: les pays asiatiques et africains. Et dans ce sens également la Turquie a relativement réussi.
Si au début du XXIe siècle, la Turquie dépendait de l’importation de divers types de produits militaires (jusqu’à 80%), en 2023, cela ne représente plus que 20%. Les livraisons d’armes des États-Unis ont diminué de plus de 80%. Il est également à noter qu’en 2002, l’industrie militaro-industrielle turque n’était représentée que par 56 entreprises, tandis qu’aujourd’hui, il en existe 1.500.
Au début du siècle, la Turquie exportait des armements pour une valeur de 248 millions de dollars, aujourd’hui ce chiffre a dépassé les 4,4 milliards de dollars.
La géographie des livraisons de produits militaires turcs s’est étendue au-delà de l’espace post-ottoman. Il s’agit d’une coopération militaro-technique avec un acteur militaire aussi puissant que le Pakistan. Ce pays est le seul dans le monde islamique à posséder un arsenal nucléaire. De plus, Islamabad figure constamment dans la liste des 25 armées les plus puissantes du monde (25 Most Powerful Militaries in the World), dans les rapports de Business Insider.
La coopération étroite de la Turquie avec le Pakistan se concentre avant tout sur la production conjointe de missiles et d’avions de combat. Islamabad a déjà officiellement rejoint le développement du chasseur de cinquième génération TF-X Kaan de la compagnie turque Tusaş. Fin octobre 2023, le directeur général de Tusaş, Temel Kotil, a déclaré que le chasseur avait passé des essais statiques et des tests de résistance dans le cadre de la préparation de son premier vol. L’aviation de combat reste pratiquement le point le plus faible de la défense turque, malgré l’augmentation des capacités de production, l’exportation d’armements et les développements dans le domaine aérospatial.
Il n’est donc pas surprenant que les autorités turques aient annoncé des plans pour acheter 40 chasseurs Eurofighter Typhoon dans le cadre du renforcement de la puissance de leur force aérienne. Cependant, parmi les trois fabricants du chasseur, qui sont l’Espagne, le Royaume-Uni et l’Allemagne, cette dernière s’y oppose. Les contradictions turco-allemandes (et pas seulement dans le domaine militaire) étaient également évidentes lors de la récente visite d’Erdogan à Berlin.
Le talon d’Achille de l’industrie militaro-industrielle turque reste la défense aérienne. Depuis 2007, les entreprises Aselsan et Roketsan développent et testent des systèmes de missiles de défense aérienne de courte et longue portée Hisar. De plus, en 2023, lors du Salon international de l’industrie de la défense IDEF, les Turcs ont présenté un nouveau système hybride Gurz et d’autres modèles. Mais il n’est pas encore question de leur production en série. D’où l’intérêt compréhensible de la Turquie pour les systèmes antiaériens russes S-400. Les Turcs se sont tournés vers l’achat de systèmes de défense aérienne russes après que les États-Unis ont refusé de leur fournir des systèmes Patriot, entraînant des sanctions américaines contre la Turquie pour cette raison.
La Turquie ne possède pas non plus de forces de missiles stratégiques. En 2022, les Turcs ont procédé à un lancement d’essai du missile balistique Tayfun. Cependant, il s’agit d’une arme à courte portée, 563 km, alors que le ministère russe de la Défense considère les missiles comme stratégiques seulement s’ils peuvent parcourir au moins 1.000 km.
Les Turcs ont également des ambitions dans le domaine de la construction de chars. Mehmet Karaaslan, directeur général de BMC, a annoncé que le char Altay entrerait en production en série en 2025. Bien qu’on puisse discuter longuement de ses caractéristiques tactico-techniques, ce char ne peut être considéré comme entièrement national. Sans les composants coréens de Hyundai, ces chars ne fonctionneraient pas. Sans parler du fait que, selon les évaluations des experts, la construction de véhicules blindés a également eu recours à des technologies allemandes (Leopard 2).
Néanmoins, les armes turques se répandent à travers le monde. Les armements se sont bien montrés, ayant été éprouvés dans plusieurs conflits en Asie et en Afrique. La Syrie, la Libye, le Karabakh ne sont que quelques exemples des points chauds où des drones Bayraktar et des systèmes de guerre électronique Aselsan Koral se sont illustrés.
Il ne fait aucun doute que si les développements actuels de l’industrie militaro-industrielle turque se poursuivent, le pays disposera dans un avenir prévisible de sa propre aviation de combat, de missiles stratégiques et de chars. D’autant plus que la Turquie a la motivation de développer son secteur de la défense en raison du refus des États-Unis et de l’Union européenne de coopérer.
Alexandre Lemoine