Par Sylvain Rochex
Dans la nature, les relations sont de l’action, du mouvement, des pratiques, des créations.
Dans la nature, en permanence, : des réactifs, des agents, des catalyseurs et des produits qui deviennent à leur tour des réactifs etc.Dans la nature, le logos et la phusis, c’est la même chose. Dans la nature, la praxis et la poïesis, c’est la même chose.
Chez les humains en revanche, ni logos, ni phusis, ni praxis, ni poïesis, uniquement : blabla. Chez les humains, c’est BLABLALAND. Chez les humains, les réactifs ne réagissent pas ensemble : ils se contemplent mutuellement, ils se donnent mutuellement le sentiment d’exister, mais ne font que se polir indéfiniment. Le blabla vient lisser les choses en permanence. Les humains sont comme des cailloux juxtaposés qui se parlent au bord d’un cours d’eau pour passer le temps. Des cailloux qui n’arrivent même pas toujours à se parler et qui ont souvent besoin d’un agent extérieur tel que de l’alcool pour y parvenir. L’alcool catalyse le blabla. Il est d’ailleurs fort dommage que l’alcool ne soit pas un catalyseur de l’action, sans quoi la face de l’humanité aurait été toute autre.
Le blabla, c’est la forme du masque de l’humanité. Avec le blabla, on dit ce qu’on va faire, on dit ce qu’on voudrait faire, on dit ce qui devrait être, on imagine pour se gargariser d’imagination, on se transporte ailleurs pour le plaisir de se transporter ailleurs, on se perçoit autrement que ce qu’on est, mais c’est tout, et ça recommence sans fin. Avec le blabla, l’humanité s’imagine sauve, ou en passe l’être. Avec le blabla, l’humanité espère. On devrait dire : « le blabla fait vivre », au lieu de « l’espoir fait vivre ». Le blabla, c’est le royaume du confort. Avec le blabla, je suis assis, en train de boire et de parler à quelqu’un et c’est comme si j’agissais, si j’avais agi et si j’allais agir prochainement. Comme c’est agréable ! Diaboliquement agréable.
Le blabla, c’est l’écran-couvercle perpétuel de l’action car après le blabla, vient le blabla et encore le blabla et toujours le blabla. Après une vidéo Youtube ou un chat Facebook, viendra une vidéo Youtube ou un chat Facebook ou autres SMS, whatsapp… Le blabla n’est jamais un préalable ou une prémisse de l’action. Le blabla est antérieur à un autre blabla. Si je viens de raccrocher le téléphone avec un ami ou un amour, je suis plein d’espoir concernant les actions à venir à cause du blabla qui vient d’avoir lieu. Pourtant ce qui viendra ensuite, ce sera un nouveau blabla car le blabla est confortable, l’action non.
Deux amis se retrouvent. Vont-ils « passer à l’action » cette fois-ci ? Non. Ils vont être soumis ensemble à un mouvement de pesanteur en direction du blabla. Leur soi-disant amitié est en fait un système de connivence et d’émulation au service du blabla. Les culs vont être conjointement attirés par le canapé, les mains vont attraper les verres d’alcool et les langues vont se mettre à bouger, et ils vont, comme on dit, « refaire le monde » une nouvelle fois. Si l’un des protagonistes attaque cette connivence en cherchant à amener la relation dans l’action, c’est-à-dire vers une praxis et une poïésis, ce sera le surgissement d’un antagonisme catastrophique pour la soi-disant relation. Le blabla existe en deçà de certaines lignes fortifiées clairement définies. Au-delà, on arrive dans le champ du (dia)-logos qui est encore parole, mais qui est associée à une pensée dangereuse pour le penseur lui-même.
Le dia–logos authentique n’est pas blabla, et il fait basculer une relation sur un versant et sur des effets boule-de-neige où l’action sera inévitable. C’est pour cela que les humains passent leur temps à éviter les vrais dialogues au profit du blabla. Le blabla est ce qui permet d’être assuré et rassuré qu’aucune action ne s’imposera, c’est la garantie de l’absence d’action. Dans l’action, il y a le faire, les travaux manuels, les mouvements dirigés vers une éthique, les engagements, les polémiques, les contrats, les lois, l’obéissance et la désobéissance, les paroles publiques ou performatives et les écrits performatifs et engagés. L’action, c’est le courage, c’est l’inverse du confort. C’est l’irruption, le surgissement, l’inattendu, le non-conforme, l’impromptu, le spontané, le créatif, et le rebelle. Il y a analogie, on le sait, entre la vérité et l’action, comme il y a analogie entre le mensonge et la parole. Mais l’humanité est essentiellement pantouflarde et le bruit du monde est un gigantesque blabla-menteur souvent alcoolisé et toujours éloigné de l’action. Il n’y a pas de réactifs, ni non plus d’agents. Il n’y a que des patients.
Après le confort, encore le confort, c’est-à-dire le re-confort, autrement dit le réconfort. Le réconfort du BLABLA.Et pour ce soir : BLABLA ! Et demain ?! BLABLA. Et dans dix ans ? BLABLA. Toujours le même programme au service de l’hypocrisie, du mensonge à soi-même et à Dieu, et de l’irresponsabilité.
Cela pose la question concernant la nature réelle de ce que nous nommons amitié, amour, ou même simplement relation. Ces mots sont-ils encore valables à Blablaland ? Que reste-t-il de philia, d’agapè, et d’éros dans ce règne absolu du blabla inopérant et improductif ? Que reste-t-il des familles ? Des relations entre frères et sœurs ? Que reste-t-il de la camaraderie et des relations de voisinage ou citoyennes ? Et maintenant que blablaland peut se dérouler chacun planqué, protégé derrière un écran avec la possibilité de cesser immédiatement de répondre à n’importe lequel qui aurait l’outrecuidance de vouloir nous pousser à l’action ?
Avant, c’était déjà Blablaland, mais ça se passait au moins en présentiel, le risque d’apparition du logos et de la vérité existait encore : le blabla avait le logos en potentiel. Mais maintenant blablaland c’est le virtuel caché derrière écran, uniquement le virtuel, pour verrouiller le blabla sur lui-même et anéantir les potentialités de dia–logos (entendu comme parole qui ne pourrait pas éviter l’action).
C’est tout simplement impressionnant au dernier degré quand on y pense : la capacité de chaque être humain au blabla et ce refus permanent et viscéral du dialogue et de l’action qui doit suivre impérativement. Un être humain peut blablater toute sa vie, et d’ailleurs, la majorité des êtres humains blablate toute leur vie. Des milliards de milliards de giga tonnes de blabla peuvent être déversées avec grande facilité, et face au risque d’un micro-pouième d’action, de vérité, de polémique, et d’engagement, un être humain peut basculer dans une totale souffrance, un malheur abyssal, et des émotions et des pathologies extrêmes.
A chaque nouvelle journée, les êtres humains espèrent qu’ils pourront une fois de plus éviter les dialogues authentiques, la vérité et l’action, au profit du blabla. Et lorsqu’ils constatent que ce soir, encore, accompagnés de ce qu’ils appellent « amis », ou derrière leurs écrans, ils vont encore être assis, encore boire, et encore blablater, que ça va être encore permis ce soir, qu’on va demeurer à Blablaland une fois de plus, c’est un grand soulagement qui s’en vient et une forme bien étrange de bonheur… Oui, la plus grande dévotion/religion/piété non avouée de l’humanité n’est même pas l’argent ou le sexe, c’est le BLABLA procrastinateur, ces éternels BLABLA qui remettent une fois de plus à plus tard ou sous le tapis : la vérité, l’action et la responsabilité.
Avez-vous suffisamment essayé d’amener ceux que vous appelez « amis » à dépasser la muraille fortifiée de Blablaland ? Sauf miracle, ils disparaissent, ils s’enfuient à grandes enjambées en direction du foyer de Blablaland. Alors, étaient-ils vraiment des « amis » ?
Sylvain Rochex – samedi 4 décembre 2021
les copains de bistrots il y en a partout.
Des amis tu les comptent sur les doigts d’une main. et encore…