Mali, Guinée : Comment les coups d’État illustrent les dysfonctionnements de la CEDEAO ?

1. Les États membres de la CEDEAO sont-ils plus susceptibles de faire face à des coups d’État ?

Si les années 2020-2021 ont surprises la communauté internationale de par la recrudescence des coups d’État militaires au Mali, en Guinée, au Soudan et au Tchad, l’histoire contemporaine de ces États les rendaient pourtant prévisibles.

Depuis son indépendance, le Tchad recense quinze coups, tentatives de coup, et complots en vue d’en commettre. Quatre d’entre eux ont abouti à un changement de régime, et tous les chefs d’État de son histoire post-colonial ont été renversés. Le Soudan en recense trente-et-un, cinq ont abouti à un changement de régime[1].

Le Mali et la Guinée Conakry quant à eux recensent respectivement douze et quinze coups, tentatives de coup et complots en vue d’en commettre. Sur les neuf chefs d’État s’étant succédé au Mali sur la même période, cinq ont été déposés par les armes, soit plus d’un président sur deux. En Guinée Conakry, les trois chefs d’État de son histoire post-colonial ont tous été déposés par les armes[2].

Le fait que trois coups sur quatre aient eu lieu au sein de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) interroge sa capacité à promouvoir efficacement la démocratie, la bonne gouvernance et la stabilité politique.

Patrick J. McGowan et Thomas H Johnson (2008) avaient observé qu’au cours de la période post-colonial, l’Afrique sub-Saharienne avait été fortement marquée par l’instabilité politique et les coups d’État. Cependant, cette tendance est exacerbée dans la région administrée par la CEDEAO en comparaison au reste du continent[3].

En effet, entre le 28 mai 1975 (date de création de la CEDEAO) et décembre 2021, deux-cent-quatre-vingt-dix-sept (297) coups, tentatives de coup et complots en vue d’en commettre ont été recensé en Afrique sub-Saharienne. Quarante-quatre concernaient la région Centre (15 %), cent-onze (37 %) concernaient l’Afrique de l’Est et du Sud, et cent-quarante-deux (47.8 %) ont eu lieu en Afrique de l’Ouest. Cent-trente-six (46 % du total) ont eu lieu dans les États membres de la CEDEAO[4].

Figure 1 : Nombre de coups d’État en Afrique sub-Saharienne par région (1975 – 2021)

Région Nombre de coups d’États par région
Afrique Centrale 44
Afrique de l’Est et Australe 111
Afrique de l’Ouest 142
 
Ces données témoignent du caractère systémique de l’occurrence de coups d’État au sein des pays membres de la CEDEAO. Sa mission étant de promouvoir les pratiques démocratiques, de bonne gouvernance et le développement économique, elle dispose d’un arsenal juridique conséquent dans ce but. Ainsi, comment expliquer cette observation ?

Selon Stephan Haggard et Robert R Kaufman (2012), les coups d’État sont principalement attribués aux hauts niveaux d’inégalités socioéconomiques subits par les populations locales. Aussi, selon eux, moins d’un tiers des coups sont dû aux conflits liés à la distribution du pouvoir exécutif entre les élites et les masses[5].

Ainsi, quels facteurs explique le caractère systémique des coups d’État militaires au sein de la CEDEAO ? Quels sont les effets de la politique de promotion de la démocratie et de la bonne gouvernance de l’organisation régionale ? L’analyse se fera au travers des cas du Mali et de la Guinée et sera limité aux réactions de la CEDEAO face aux pratiques autoritaires et aux coups d’État.

Il est conclu que les hauts niveaux d’inégalités socioéconomiques, les pratiques autoritaires, les irrégularités lors de scrutins, et l’absence de réactions de la CEDEAO face à l’autoritarisme sont tous des facteurs expliquant l’émergence de coups d’État au Mali et en Guinée en 2020 et en 2021.

Le chapitre 3 s’intéresse aux contextes socioéconomiques et politiques au Mali et en Guinée avant les événements de 2020 et de 2021. Ces contextualisations permettront aux lecteurs de comprendre les facteurs de causalité associés aux crises politiques dans ces pays. Cette section comparera également les réactions politiques de la CEDEAO face aux dérives autoritaires et face aux coups d’État. Enfin, les deux derniers chapitres serviront de conclusions et de recommandations. Mais avant cela, il convient de clarifier les objectifs, le mandat et les instruments de la CEDEAO permettant la promotion de la démocratie, de la bonne gouvernance et de la stabilité politique.

2. Quels sont les instruments de la CEDEAO pour promouvoir la Démocratie, la Bonne Gouvernance et de la Stabilité ?

2.1. Le Traité établissant la Communauté Économique des États d’Afriques de l’Ouest (CEDEAO)

La CEDEAO à vue le jour suite à la signature du Traité établissant la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) le 28 mai 1975 au Lagos (Nigeria), qui sera révisé en 1993. Celle-ci compte aujourd’hui 15 membres, et est une organisation régionale visant à promouvoir l’intégration économique régionale, le libre-échange, la stabilité, la paix et les pratiques démocratiques de ses États membres.

L’article 4 du Chapitre II du Traité définit les principes fondamentaux de la communauté et complète les objectifs définis par l’article 3[6]. Les parties signataires affirment leur adhérence aux principes de maintiens de la paix régionale, de la sécurité et de la stabilité[7]. Ils reconnaissent et adhèrent également aux principes de la promotion des droits de l’Homme et des Peuples en conformité avec la Charte Africaine des droits de l’Homme et des Peuples [8].

Les principes de responsabilité démocratique, de justice économique et sociale et de développement inclusif, [9] de promotion et de consolidation de la démocratie dans chaque État membre, conformément à la déclaration des principes politiques de la CEDEAO, font également partie des fondements légaux de l’organisation[10].

L’article 58 définit la place de la CEDEAO dans la sécurité, le maintien de la stabilité et de la paix régionale. Plus précisément, le paragraphe 1 de l’article 58 du Traité établit que les membres travailleront collectivement afin de consolider et de maintenir la paix, la stabilité et la sécurité régionale. Pour atteindre ces objectifs, le paragraphe 2 établit que les États membres veillent à la prévention et à la résolution de conflits inter et intra-étatiques via [11] :

  1. Des consultations périodiques et régulières entre les autorités en charge du contrôle des frontières nationales ;
  2. L’établissement de commissions locales ou nationales communes afin d’examiner tous problèmes rencontrés dans les relations avec les États voisins ;
  3. L’encouragement d’échanges et de coopérations entre les communautés, les collectivités locales et administrations régionales ;
  4. L’organisation de rencontres entre les ministres concernés sur divers aspects des relations inter-étatiques ;
  5. L’emploi de mesures appropriées afin de résoudre pacifiquement toute dispute via une médiation neutre ;
  6. L’établissement d’un système d’observation de la paix et de la sécurité régionale et le déploiement des forces de maintien de la paix si nécessaire ;
  7. L’apport, si nécessaire et à la demande des États membres, d’assistance dans l’observation d’élections démocratiques.

L’article 77 du chapitre XVI définit les sanctions applicables en cas de non-respect des obligations des États membres. Ceux-ci s’exposent à[12] :

  • La suspension des prêts de la CEDEAO ;
  • La suspension des dépenses de la CEDEAO dans le cadre de programmes d’assistance et de projets ;
  • L’impossibilité de présenter des candidats à des postes à responsabilités
  • La suspension du droit de vote de l’Etat membre au sein de tous les organes décisionnels
  • Une suspension de l’Etat membre à toutes les activités de la communauté

Enfin, le paragraphe 3 de l’article 58 précise que ces points seront définis par des instruments annexes dédiés connu sous le nom de « protocoles »[13]. Ceux-ci ont la même valeur juridique et doivent être respectés par les parties signataires. Deux protocoles précisant la mission de la CEDEAO sont particulièrement pertinents dans sa capacité à faire respecter les principes de démocratie, de bonne gouvernance et de stabilité dans la région.

Il s’agit du Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, et du Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de maintien de la Paix et de la Sécurité.

2.2. Le Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité.

Etabli en décembre 1999, le protocole délimite le mandat de la CEDEAO et définit les principes respectés par l’organisation dans sa mission de prévention, de gestion de conflits et du maintien de la paix et de la sécurité. Il permet également la création d’organes dédiés à l’accomplissement de cette mission.

L’article 2 du Chapitre I du protocole réaffirme l’attachement des États membres aux principes contenus dans la Charte de l’organisation des Nations Unis, des principes relatifs à la démocratie, au développement économique et aux droits de l’homme. Les principes relatifs aux pratiques démocratiques, à la sécurité et au respect des droits de l’homme sont notamment énumérés aux points a, b, c, d et f comme suit :

  • Le développement économique et social et la sécurité des peuples et des États sont intimement liés[14] ;
  • La promotion et la consolidation d’un gouvernement et d’institutions démocratiques dans chaque État membre[15] ;
  • La protection des droits humains fondamentaux, des libertés et des règles du droit international humanitaire [16] ;
  • L’intégrité territoriale et l’indépendance politique des États membres.
  • L’égalité des États souverains [17] ;
  • L’intégrité territoriale et l’indépendance politique des États membres [18] ;

L’article 3 du Chapitre I précise les buts affichés du protocole. Ceux-ci incluent :

  • La mise en œuvre de politiques de prévention, la gestion et la résolution des conflits telle qu’établit par l’article 58 du Traité[19].
  • Le renforcement de la prévention dans le domaine de la sécurité (prévention des conflits, crimes organisés transfrontalier, terrorisme, etc.)[20] ;
  • La promotion d’une coopération étroite entre les États membres[21] ;
  • Et enfin, la mise en œuvre de politiques de lutte contre la corruption, le blanchiment d’argent et la circulation illégale d’armes légères et de petit calibre (ALPC) [22].

Les articles 23 et 24 du Chapitre IV du Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité ont notamment permis la création d’un système d’observation de la paix et de la sécurité sous-régionale, aussi connu sous le nom d’ECOWARN (ECOWAS Early Warning and Response Network)[23].

Ce système possède deux composantes, un Centre d’observation et de suivi, et quatre zones d’observation et de suivi dans la sous-région. En 2009, lors d’un entretien avec des membres de la CEDEAO, Augustin Sagna, chef du bureau de la zone quatre d’ECOWARN de l’époque, précise que la mission des bureaux est de « collecter, d’analyser et de mettre à disposition des chefs d’État de la région dans le cadre du Conseil de sécurité et de paix de la CEDEAO et de son Président, des informations pour prévenir les crises ». Leur travail d’analyse se base notamment sur une collection automatisée des données et des analyses quantitatives. [24].

Afin de mieux contraindre les États membres à respecter leurs engagements et pour mieux prévenir les conflits intraétatique, le Protocole sur la Démocratie et la Bonne gouvernance du 10 décembre 1999 a été adopté.

2.3. Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au Protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de maintien de la Paix et de la Sécurité

Le point c de l’article 1 de la Section I du Chapitre I du Protocole A/SP1/12/01, établit que la CEDEAO à « zéro tolérance » à l’encontre de pratiques anticonstitutionnelles permettant le maintien ou l’obtention du pouvoir exécutif. Autrement dit, les coups d’État et les révisions constitutionnelles dans le but d’étendre la limite de mandats présidentielles sont répréhensibles d’après le Protocole A/SP1/12/01[25].

Dans l’éventualité où des États membres seraient en rupture avec les principes démocratiques acceptés par la CEDEAO « par quelques procédés que ce soit » et en cas de violations des droits de la personne, l’article 45 du Chapitre II du Protocole A/SP1/12/01, permet aux parties prenantes présente aux Conférences des Chefs d’État et de Gouvernement d’imposer des sanctions[26].

Ces sanctions incluent trois types de restrictions :

  • « Le refus de soutenir les candidatures présentées par l’Etat membre concerné à des postes électifs dans les organisations internationales ;
  • Refus de tenir toute réunion de la CEDEAO dans l’Etat membre concerné ;
  • Suspension de l’Etat membre concerné dans toutes les Instances de la CEDEAO ; pendant la suspension, l’Etat sanctionné continue d’être tenu au paiement des cotisations de la période de suspension »[27].

Le point 3 du même article précise que pendant la période des sanctions, la CEDEAO s’engage à continuer à assister et à encourager les efforts de l’État membre suspendu dans le but de se conformer aux principes démocratiques adoptés par la CEDEAO et à ses obligations[28].

Si les provisions sont pourtant claires, les données disponibles qui sont étudiées dans le chapitre suivant, montrent que les point c de l’article 1 et le point 1 de l’article 45 du Protocole A/SP1/12/01, n’ont été appliqués que dans le cadre de coups d’État menant à des changements de régime en Guinée et au Mali. Les dérives autoritaires expliquant l’instabilité politique bénéficient en revanche d’un manque total de réactions de la part la CEDEAO. Pour illustrer ces propos, le chapitre suivant analyse les cas du Mali et de la Guinée Conakry.

 

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Affaires Africaines est un think tank spécialisé dans l’étude des challenges sécuritaires en Afrique de l’Ouest, au Sahel et en Afrique Centrale.

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