L’enracinement ou la mort ! …

Une réflexion du philosophe jardinier Sylvain Rochex, du site Déscolarisation.org. Ce qui fera plaisir à ceux qui me demandent de ses nouvelles et apprécient ses billets. Une rencontre citoyenne et partage de savoir aura lieu dans la salle polyvalente de Détrier en Savoie (73110) le mercredi 14 novembre à 19h, elle sera animée par l’association Les-Pieds-sur-Terre, contact : lespiedssurterre.asso@gmail.com.  Partagez ! Volti

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Auteur Sylvain Rochex pour Déscolarisation.org

Illustration

Je ressens le besoin de sonner encore l’alarme concernant l’entropie générale en insistant sur le sujet apocalyptique du déracinement.

Le vivant est un processus néguentropique (l’opposé de l’entropie) qui n’exclut pas le mouvement, mais ce mouvement doit rester dans certaines limites pour ne pas empêcher les rencontres, les interactions fertiles, les liaisons, les échanges, les concentrations, les développements, les cristallisations

Je pourrais vous reparler longuement de la dispersion et du bordel planétaire (j’ai beaucoup écrit là-dessus), mais je voudrais surtout insister sur ce que j’observe au quotidien en matière de déracinement de chacun.

Le fait est là, violent, bouleversant au dernier degré : je ne parviens plus à rencontrer de gens enracinés… et tous ceux que je CROISE, revendiquent à peu de choses près leur déracinement… Et c’est toujours troublant quand quelqu’un vous sort du « moi, moi, moi, je suis spécial là-dessus » alors que le précédent disait la même chose et que le suivant dira aussi pareil.

Tous flottants. Tous là et bientôt ailleurs. Pas de racine.

Ce qui me fait froid dans le dos c’est mon étude statistique personnelle qui me permet de savoir que la prochaine personne que je vais CROISER me dira, elle-aussi, qu’elle n’habite pas vraiment quelque-part.

La situation est toujours la même : je questionne chacun (faussement naïvement) sur le sujet de l’habitat et de l’enracinement et la personne répond toujours un truc dans le genre : « Alors… Ben… en fait… je n’habite pas vraiment quelque-part… en fait… en ce moment je travaille (en CDD) à Besançon parce que la boîte dans laquelle je bossais en Bretagne a une antenne là-bas, et donc j’ai pris un appart sur Besançon, mais ma copine, elle, elle est à Nice dans une coloc et donc je vais souvent à Nice… Après sinon, je suis originaire de Belgique (par ma mère, mais mon père, lui, est polonais) et j’ai fait mes études en Angleterre pendant lesquelles j’ai effectué deux stages de six mois aux USA… et malgré tout… si je pense à me poser un peu quelque-part, j’avoue que j’aimerais vraiment habiter le Canada (car j’y suis allé 3 semaines quand j’étais aux States et j’ai trouvé ça fantastique). (…) Ma boîte, elle vend des moteurs à des Tunisiens, donc malheureusement, je dois souvent me déplacer à Tunis pour la finalisation des contrats et le suivi technique. (…) Je suis vraiment ravi d’être venu te voir dans tes montagnes (— facilité par le fait que j’ai de la famille dans le coin —), je repars ce soir rejoindre ma copine, parce qu’on part en vacances en Corse la semaine prochaine. »

Exagération ce texte ? Absolument pas : MOYENNE (à faible écart-type). Ce texte fictif (mais tellement réaliste) est une moyenne. (Vous pouvez d’ailleurs vous amuser à en écrire d’autres en changeant les lieux et en pensant à quelques-autres situations, ça sera grosso-modo pareil).
Ce phénomène du déracinement se couple à merveille avec ce que j’ai maintes et maintes fois dénoncé : la temporalité étatique-scolaire. Les gens suivent, le petit doigt sur la couture du pantalon, l’organisation générale des week-ends et des vacances (et tout le calendrier de l’État capitaliste) pour opérer leurs sempiternels mouvements.

Mais quand ils se déplacent, ils espèrent trouver quoi là où ils débarquent ? Des enracinés !! (pour s’enraciner avec eux, ou en tout cas pour profiter de leur essence et de leurs fruits d’enracinés). Oui, le paradoxe est là, cuisant : tous les déracinés se déracinent continuellement parce qu’ils sont entourés de déracinés et se mettent en quête d’enracinés qui seraient ailleurs et qu’ils ne trouvent JAMAIS. Et on retrouve le sujet du  » C’est qui qui commence en premier ? »… Il ne leur vient pas à l’idée que pour générer de l’enracinement, ça commence par soi.

Je trouve qu’il y a un pathétique tellement brûlant de penser à la grande auberge espagnole du monde où chacun prend finalement son parti de tomber ce soir-là avec un argentin, un suisse, un chinois, deux français, une espagnole, alors que chacun espérait secrètement passer du temps avec des habitants enracinés à Liège (puisque c’est là qu’on se trouve dans cet autre exemple).

Si on est soi-même un déraciné et qu’on tombe sur un groupe d’enracinés, ce sera comme trouver la solution qu’on cherche, et donc, on s’installera directement avec eux. Mais ne tombant pas sur des enracinés, on repart ! Mais qui donc va s’enraciner en premier ??? Qui va donc avoir le courage de s’arrêter pour laisser pousser ses racines ? Serait-ce le même courage que pour aller vers un monde sans argent et sans école d’État ? Qui commence ?! Qui a le courage de peser pour faire autre chose que de… SUIVRE LE MOUVEMENT ?

Oh je sais qu’ils vont être nombreux à me répondre qu’ils aiment cette constante auberge espagnole, que tout cela est fort joyeux et enrichissant (surtout aidés par l’alcool et toutes sortes de drogues)… Mais ils se mentiront à eux-mêmes car dès le lendemain de cette soirée joyeuse soi-disant pleine d’espoir : quand l’argentin repart (au Maroc) et que l’espagnole prend le train pour l’Allemagne et que s’en vient un autre français d’origine chilienne, un belge, et un turc en remplacement de l’argentin et de l’espagnole, déboule dans la gorge cette amertume dévastatrice du « on ne peut rien construire, rien saisir »… concomitante de cette vérité inavouable qu’on était venu jusqu’ici pour rencontrer des enracinés — et non des déracinés comme soi-même —. Gueule de bois.

Et là, je repense à ma journée d’hier où une fille sur le marché me parlait de son déménagement imminent vers Agen (je suis en Savoie), et elle me disait qu’elle reviendrait souvent par ici car « son cœur était ici » disait-elle… Mais que va-t-elle bien pouvoir construire vers Agen si son cœur est ici… ?!! Et puis, le soir, ce couple de vieux à qui j’ai demandé mon chemin dans une commune et qui m’ont répondu : « on vient juste d’arriver dans le village« … (car même les vieux n’habitent pas et bougent sans cesse).

Voilà pour hier… mais chaque jour m’apporte son lot de déracinés, de gens en ERRANCE, flottants à la surface du globe, arbres sans racine, inconstants, hors-sol… Mais comment tous ces déracinés peuvent-ils s’intéresser aux racines des arbres, à la vitalité du sol et à la fertilité de leur milieu, à l’eau, à la biodiversité et aux problèmes locaux ? Comment aussi, dans ces conditions, s’intéresser à la politique et avoir des désirs communs et construire ensemble ? Comment FAIRE, VIVRE, et S’ORGANISER dans cette constante infidélité du milieu ? Le déracinement de chacun, c’était l’objectif du capitalisme pour faire de chacun des consommateurs permanents (Gagné !). Mais les gens sont sans doute en partie contents car s’occuper de la terre et de la politique, c’est-à-dire être des hommes, ils avaient ça en horreur. Maintenant, grâce au capitalisme, ils ont une bonne excuse pour ne jamais s’intéresser aux choses importantes de la vie et rester des sous-hommes : oui, car ils ne sont pas d’ici ! Ce soir, ou peut-être demain, ils vont repartir. Ben oui, parce que les autres aussi ne sont pas d’ici !

Moi, je suis un voyageur ! Et toi ?

– Moi aussi ! … Alors, sur ce,… Adieu ! Content de t’avoir… croisé…

Ainsi vont les nouveaux croisés, les croiseurs, qui portent leur croix et font une croix sur la Vie.

Sylvain Rochex, le 18 octobre 2018, www.descolarisation.org 

N.B : Conseil de lecture sur le sujet : « L’enracinement » de Simone Weil.

6 Commentaires

  1. Cool, je mets ça en favoris :
    je le lirai tout à l’heure pour m’endormir.

  2. La plupart de mes anciens collègues du centre de la France , après avoir passé toutes leurs vacances d’été en bord de mer où ils se retrouvaient tous les ans entre eux dans les mêmes campings, sont partis passer leur retraite également en bord de mer (côte d’Azur, Vendée, Charente Maritime, Gironde, Ile de Ré, Oléron , Antilles). Ils comptent bien s’y enraciner. Dois-je en conclure que l’air marin et le soleil facilitent l’enracinement estival ou le déracinement-enracinement final ?
    Ma ville, du moins celle où j’ai planté mes racines depuis près de quarante ans, après avoir accueilli des milliers d’immigrés d’Afrique du Nord, de Syrie, d’Arménie, de plusieurs pays terminés par …stan, etc …accueille actuellement des dizaines de milliers d’immigrés Maliens, Nigériens, Ivoiriens, qui cherchent aussi à s’enraciner et qui font venir leurs familles . Pas besoin de partir en vacances pour se dépayser . Il suffit d’aller au marché dont nos forains locaux, ne pouvant rivaliser sur les prix, ont été chassés. Dans nos écoles, les rares enfants blancs se sentent étrangers car ils ne comprennent pas la langue de leurs camarades . Et le phénomène s’amplifie . Plus moyen d’accéder à un logement social car nous ne sommes pas prioritaires dans notre pays. Chassés progressivement de notre ville, devons-nous nous déraciner pour émigrer à notre tour et existe-t-il un pays qui offre, comme le fait le nôtre, la priorité aux étrangers pour un logement social en laissant ses propres ressortissants à la rue? Les SDF qui meurent dans la rue l’hiver sont des Français. Plus aucune racine n’est permise à nos autochtones .https://lesmoutonsenrages.fr/wp-content/plugins/wp-monalisa/icons/wpml_sad.gif

  3. Excellent conseil de lecture.

  4. Depuis 10 000 ans que dure la lutte entre les nomades et les sédentaires, c’est à dire depuis les débuts de l’agriculture, ce sont plutôt les sédentaires qui ont gagné; avec le point d’orgue de l’état-nation, un peuple, une terre et un état, on avait enfin une organisation qui pouvait marier les solidarités anciennes et une participation relativement démocratique à la vie du pays.
    Aujourd’hui la lutte a changé et elle voit s’affronter les nations face aux multinationales. Espérons que la victoire de ces dernières ne soit que temporaire et qu’un jour les traitres rendent des comptes.

  5. Bonne réflexion Sylvain. Tu mets des mots sur une partie du malaise que je ressens. Il y a un vide. Dans nos campagnes, on a « tout », un super potentiel pour vivre, subvenir à nos besoins, créer une vrai solidarité humaine, mais ça sent le désert au niveau lien. Il y a les grands discours, ok, il y a le spectacle médiatique et la bien-pensance « bobo » (comme en parle un peu mianne plus haut) qui ne fait que parler des « migrants » sans jamais être dans une vraie solidarité (celle qui n’a que faire des gains en côte de popularité) et une vraie construction. Ça pue du cul.

    Le sujet est a ne pas confondre avec sédentarité/nomadisme (cf. commentaire Citoyen de base) car les nomades étaient ancrés, connectés à leur milieu, par une vraie présence à la terre. Non, ce bougisme perpétuel est une consommation.

    C’est a lier aux critiques que j’émets souvent sur les résidences secondaires, qui en plus d’être un accaparement injuste, sont le symbole même du désancrage auquel elles participent. Certains ne semble pas se rendre compte. Nous avons des villages qui sont en train de devenir des villages vacances. Ça fait des endroits où il n y a plus aucune perspective de voir évoluer les choses humainement: tout est vendu à des vacanciers, il n y aura donc pas de familles à s’installer, pas d’enfants pour se rencontrer avec les nôtres. C’est triste.

    Je ne sais pas quoi faire. J’en parle, mais tout le monde autour semble s’en satisfaire (vu que l’accumulation semble être le rêve secret de chacun) et aucun mouvement soit-disant « rebelle » « anarchiste » ne veut prendre à bars le corps cette thématique. Peut-être parce que, comme en 1789, ceux qui sont audibles, visibles, en tant que « révolutionnaires », ne sont autres que des bourgeois. Alors on aura encore la révolution des bourgeois, qui eux ne semblent pas très connectés, ancrés.

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