LE SPECTRE DE LA POLITIQUE
Je me suis beaucoup questionné au sujet des causes de la stagnation politique caractéristique de l’époque qui commencerait, disons depuis les premières années de ce siècle. La réponse qui me venait le plus souvent à l’esprit faisait massivement appel à la notion psychologique d’addiction ainsi qu’à l’ensemble des mécanismes physico-neuro-chimiques qui sous-tendent cette dernière. Mais, depuis quelque temps, en me laissant porter par la mer de commentaires qui nous entoure tous plus ou moins, une autre réponse m’est venue qui est, elle, d’ordre strictement cognitif.
Et pour cause, je ne m’étais pas tout à fait résigné à l’idée que les êtres de langage et de culture que nous sommes se laissent voguer sans résister vers une perdition consumériste évidente seulement en vertu d’une tergiversation de la neurobiologie animale par les méchants vendeurs industriels. La deuxième réponse qui m’est venue est donc que ces derniers ne jouent pas seulement sur la connaissance scientifique de la biologie pour rendre leurs produits addictifs, mais implémentent également dans la société une confusion massive mais insidieuse en ce qui concerne les idées qui pourraient faire changer notre rapport à leurs produits. Cette deuxième raison de la stagnation politique de notre société est d’ordre strictement cognitif et pourrait affecter même d’éventuels esprits désincarnés libérés des besoins et des envies liés à la subsistance charnelle.
J’ai réalisé que rien ne bouge car les différentes directions par où pourrait s’opérer le changement sont elles-mêmes brouillées. Notre boussole linguistique et culturelle actuelle est déréglée et ne nous montre plus de façon fiable les points cardinaux de la politique. Alors, devant ce tournis, une grande partie d’entre nous renonce à avancer ; et les autres se lancent à l’aveuglette, courant ainsi le risque de se voir happés par des mouvements de pensée qui ne correspondaient pas à leurs aspirations psycho-affectives profondes. Comme les idéologies ne se présentent plus à nous de façon distincte, ceux qui voudraient utiliser l’énergie procurée par les idées pour essayer de débloquer des problèmes sociaux, se voient aujourd’hui contraints de piocher, dans un chaos d’affirmations contradictoires provenant d’une multitude de sources voilées, celles qui flatteront le plus leur sensibilité du moment exacerbée par une urgence éthique de plus en plus pressante à mesure que s’effritent les piliers qui soutiennent le confort et la dignité humaine. La prétention de ce court texte n’est rien de plus, ni rien de moins, que d’essayer de réparer notre boussole conceptuelle, en restituant l’orientation des points cardinaux de la politique dans l’espace intellectuel de la façon la plus simple possible ; et ce, afin que ceux qui le souhaitent puissent s’engager dans la voie de la contestation sociale sans trop risquer de glisser dans des contre-sens existentiels qui les videront de leur énergie créative pour rien hormis la déception d’un scepticisme creux en guise de sagesse terminale.
Lorsqu’on essaie de discerner les possibilités qui s’offrent à nous dans le domaine politique, nous trouvons que l’idéologie possède, comme la géographie, quatre directions cardinales. Sur l’axe vertical, nous aurions l’aspiration à la sécurité en haut, et l’aspiration à la liberté en bas, ou l’inverse si l’on préfère, car la sagesse atemporelle ne nous prévient-elle pas que « ce qui est en haut est en bas et vice-versa » ? Certaines personnes auront plutôt besoin de sécurité pour s’épanouir psycho-affectivement ; d’autres auront plutôt besoin de liberté. Cela est légitime et il ne faut chercher à brusquer ni à faire culpabiliser qui que ce soit là-dessus. Non, ce qu’il faut comprendre ici, c’est qu’un discours idéologique qui affirme vouloir aller dans les deux directions à la fois, en prétendant œuvrer pour la liberté tout en prônant l’augmentation de la sécurité ou à l’inverse en prétendant défendre la sécurité tout en prêchant l’augmentation de la liberté, un tel discours, est forcément manipulateur et recherche en réalité la stagnation de la société. La réduction des risques va forcément de pair avec la réduction des libertés ; et la liberté représente une position risquée. Celui ou celle qui ne voit pas et n’accepte pas cela, ne peut se battre ni contre les répressions calculées qui naissent d’une recherche excessive de sécurité, ni contre les injustices spontanées qui se créent dans la complexité chaotique d’une liberté mal canalisée. Prétendre avancer simultanément dans les deux directions, c’est rester là où l’on était, dans un équilibre personnel qui essaie de s’adapter aux problèmes sociaux sans essayer de les changer. C’est là également un autre choix possible ; seulement, comme tout choix existentiel, il doit être assumé consciemment pour ne pas nous ronger à petit feu.
Passons à présent si vous le permettez, à l’axe horizontal de notre diagramme idéologique. Sur cet axe, ce qui est inscrit, ce n’est plus le but recherché – la sécurité ou la liberté – mais plutôt la méthode choisie pour arriver à ce but. Ici par contre, les connotations historiques des directions géographiques sont symboliquement importantes. Si vous me permettez de vous surprendre peut-être un peu par ma terminologie, nous dirons qu’à droite se trouve la méthode de la force, et à à gauche, la méthode de la douceur. Il faut toujours se méfier d’un discours qui prétend justifier voire engendrer de la violence et de la brusquerie passionnelles par le biais d’idées relevant de la mesure et de la tempérance comme par exemple la responsabilité, l’analyse ou la planification. De telles paroles proviendraient forcément de quelqu’un qui veut vous voir gaspiller votre énergie d’une façon qui n’augmentera ni la violence ni la paix dans le monde, afin de faire obstacle au changement dans un sens ou dans l’autre.
D’une manière similaire, il est assez connu que l’on ne peut pas imposer la paix par la force. Cela parait une évidence, mais une évidence enfouie sous un marasme d’institutionnalisme formaliste censé nous protéger les uns des autres mais qui en réalité ne fait que créer et entretenir une méfiance indéterminée qui bloque la recherche de notre cohésion sociale avec ceux qui s’accordent politiquement avec nous. A l’inverse, cela n’a pas de signification sincère que de prétendre appliquer la force d’une manière douce : tout locuteur qui voudrait nous faire penser le contraire est coupable d’une tentative de manipulation destinée à nous immobiliser mentalement pendant que la force est alors appliquée avec le double de violence, une violence calme et froide. Il ne faut pas confondre le calme des apparences avec la douceur véritable, qui peut se manifester de façon très chaude et mouvementée comme les enlacements des amants, ou encore une fête dévergondée se déroulant néanmoins dans la douceur, dans le sens où personne n’essaie d’imposer quoi que ce soit. Si cela venait à arriver, la fête, par définition, se terminerait ; et si quelqu’un vous persuadait du contraire à ce moment, le seul résultat serait de vous faire rester sur place à vous demander pourquoi la fête n’est plus comme avant.
En combinant maintenant l’axe vertical avec l’axe horizontal, nous pouvons à présent prétendre discerner clairement, aux quatre extrémités des diagonales passant par le centre, quatre blocs politico-idéologiques. Précisons que j’entends ne porter ici aucun jugement de valeur personnel quant à la souhaitabilité de chaque option. Notons enfin qu’aucune des quatre idéologies n’est plus « extrême » que les autres dans l’absolu, mais que l’extrémisme consistera plutôt dans le niveau d’intensité et la nature des applications concrètes tout comme dans le sujet particulier auquel entendent s’appliquer ces mesures concrètes.
Donc, en bas (ou en haut) et à droite, nous trouverions la recherche de la liberté par la force – ou, si l’on préfère un jargon plus techniciste : l’imposition de l’absence de régulation sécuritaire – qui se manifeste dans la société actuelle capitaliste et compétitive à outrance, laquelle pourrait facilement se laisser résumer caricaturalement par l’expression : « la loi de la jungle ».
Verticalement opposée à la première, la recherche de la sécurité par la force – c’est-à-dire l’imposition de contraintes ayant une visée sécuritaire – conduit quant à elle, lorsqu’elle est poussée à l’extrême, à la mise en place d’une société totalement unifiés grâce à l’autorité absolue d’un pouvoir central exclusif : ce sont les régimes fascistes et totalitaires. Sans pouvoir ni vouloir nous aventurer dans un exposé historico-sémiotique, rappelons néanmoins ici le fait évocateur que le terme de « fascisme » provient du latin « fascia » qui signifie : « ce qui lie ensemble ». Dans le cas qui nous occupe, il s’agirait de lier ensemble, par des contraintes nombreuses et strictes, tous les aspects hétéroclites d’une société afin de garantir une sécurité maximale à ses membre en prévenant toute entrave au fonctionnement du système public. Dans un tel contexte, les possibilités d’incidents perturbateurs, volontaires ou involontaires, s’en trouve d’autant plus réduite que les actions de chacun sont limitées par la force. En effet, si tous les citoyens craignent les sanctions, alors tous se comportent de la même façon prévisible ; à l’inverse d’une société idéalement libérale où les choix de chacun se révèlent tellement personnels du fait de l’absence de contrainte externe, que même leur instigateur ne sait parfois pas en donner la moindre raison.
Bien qu’elles se trouvent du même côté de l’axe horizontal, les deux Droites ne peuvent pas cohabiter simultanément sur le long terme du fait de leur direction verticale opposée, ce qui explique le sempiternel combat entre le libéralisme et le socialisme de droite, le premier traitant l’autre « d’extrémisme » et à l’inverse le second qualifiant le premier de « gauchisme »… Ce qui ne veut pas dire que les deux ne puissent pas collaborer occasionnellement sur le court et même le moyen terme afin de tirer ensemble la corde de leur côté de l’axe horizontal.
Passons d’ailleurs maintenant, si vous le voulez bien, de l’autre côté de cet axe. C’est ici que se dessine et se comprend le schisme intellectuel profond qui s’opéra dans la Gauche il y a plus d’un siècle (si l’on laisse de côté les divergences supplémentaires causées par les malentendus historiques divers, qu’ils soient sincères ou bien provoqués par l’infiltration de la Droite).
Dans le coin en haut et à gauche, nous placerons dans notre dessin la recherche de la sécurité menée à bien par des méthodes douces (et il faut ici se souvenir que l’absence de l’application d’une force n’implique nullement l’absence de chaleur dans une action : en effet la fougue n’est pas la brusquerie). Se rangeront ici les diverses formes de socialisme dirigiste et humaniste qui essaieraient de jouer sur les leviers adéquats de la nature humaine et de l’intelligence afin d’emmener les citoyens à accepter volontairement les règles ou les lois qui auraient de fortes chances de garantir au mieux leur sécurité. Un discours tel que celui des gouvernements et des institutions actuelles publiques ou privées, qui font mine de se situer dans cette case mais qui en réalité ont massivement recours à la force, à la manipulation et au chantage, un tel discours constitue une aberration politique qui ne peut que livrer la société à l’inévitable effritement causé par un immobilisme destructeur.
Enfin, dans la dernière case, en bas à gauche, se retrouvera tout mouvement de pensée se proposant d’atteindre un maximum de liberté en employant le minimum de force ; ce qui implique qu’il préconisera de laisser chaque individu rechercher par lui-même ce qui pourrait lui faire du bien, se limitant à essayer de leur faire accepter, par des méthodes douces, un cadre législatif permettant la vie en commun qui soit le plus léger possible : il ne s’agit plus dans cette case de garantir la sécurité au mieux, mais au minimum, qui puisse permettre l’existence de la société. Appelons de tels mouvements la « gauche libérale » par opposition à la « droite libérale » tant médiatisée (appelée fallacieusement « gauchisme » par la droite socialiste, alors que nous pouvons à présent comprendre ce qu’ils veulent nous cacher par là : que la liberté qui s’impose se court-circuite elle-même et n’a plus rien à voir avec la Gauche ni avec la foi en la valeur de la personne humaine) ; et aussi pour nous éviter le terme aux connotations historiques malheureuses « d’anarchisme ».
Arrivés à ce point, nous réalisons d’ailleurs à ce sujet que ceux qui prétendraient se trouver bien à gauche du spectre politique sous prétexte qu’ils voudraient imposer par la force et la violence une liberté totale, sont en réalité victimes du brouillage conceptuel que nous dénonçons ici. « Il est interdit d’interdire » débouche très vite dans la loi de la jungle et du plus fort, lequel finira par vouloir interdire que l’on s’oppose à lui. C’est ce que nous voyons dans le système capitaliste où les entreprises commerciales devenues les plus fortes, qui se sont hissées jusqu’à leur position dominante en usant des leviers du libéralisme imposé, s’accaparent actuellement le système législatif à une vitesse alarmante : la droite libérale se pérennise en droite socialiste et dirigiste ; tout comme cette dernière, lorsqu’il lui semble que la répression ne suffira plus à sa survie, se travesti en libertarisme afin d’apaiser les foules et faire saliver la bourgeoisie commerçante. C’est pourquoi je dis qu’il n’y a au fond qu’une Droite qui danse sa dialectique macabre au rythme de l’esprit des générations.
De la même manière, notre modélisation permet d’anticiper que toute idéologie qui se présente comme un socialisme de gauche, donc humaniste, mais qui dans les faits préconise l’emploi massif de la force et la contrainte en tant que moyens d’influence sociale, une telle idéologie constitue en fait un discours malhonnête, ignorant dans le meilleur de cas et mal intentionné dans la plupart… Saute ainsi aux yeux le caractère fondamentalement trompeur de toute dictature qui affirmerait se soucier du bien des personnes, car par définition une personne, un esprit, ne peut tirer un avantage spirituel que de méthodes douces comme par exemple l’éducation, l’art, le dialogue, etc. Un socialisme de droite, c’est-à-dire une dictature, ne peut se soucier véritablement que de la préservation de mécanismes collectifs, jamais du progrès individuel, lequel est par définition volontaire et donc rendu impossible par un emploi massif de la contrainte.
Ces quatre idéologies politiques : libéralisme et socialisme de Droite d’un côté et socialisme et libéralisme de gauche de l’autre, ont toutes été défendues par certains penseurs de façon honnête, dans le sens où leur motivation véritable résidait dans une tentative d’améliorer ce qu’ils jujaient être un problème dans la société où ils vivaient. Mais, de plus en plus, les quatre options politiques générales se sont vues entremêlées vicieusement dans des discours creux et sensationnalistes ayant pour seul objectif de paralyser la pensée et donc l’action ; et ce, afin d’entretenir une espèce de statu quo atemporel dans la lutte entre les différentes conceptions de l’action publique (au point que, si vous vous souvenez bien, certains auteurs parlèrent en début de ce siècle d’une « fin de l’histoire » pour faire référence de façon tapageuse à cet immobilisme des relations géo-politiques). Or, il me semble assez évident que la stagnation des problèmes sociaux implique le maintient dans le temps des bénéfices matériels et financiers engendrés par ces problèmes.
A l’heure actuelle, la possibilité de continuer à produire de tels bénéfices au détriment des problèmes de la société est maintenue par la force, c’est-à-dire par le mensonge, l’occultation, la violence physique, et enfin par la destruction progressive de notre capacité à nous orienter dans le monde des idées. Ce sont là bel et bien les joies impliquées dans la première case que nous avons commentée : celle de la droite (donc de la force) libérale, mondialiste et mercantile, celle de la liberté absolue et imposée des premiers à être arrivés en haut de la pyramide de pouvoir, la grande finance internationale sans contrôle externe, laquelle met tout en œuvre pour que l’on ne puisse même plus identifier efficacement ni ses concurrents idéologiques, ni sa propre présence à l’œuvre. Elle vise à l’instauration d’une majorité de citoyens inconscients et apolitiques, avec une minorité qui n’aura pas su étouffer suffisamment ses aspirations messianiques et à qui l’on n’aura laissé qu’une rage indéfinie en guise d’exutoire et qui servira par là d’épouvantail pour les autres.
Je voudrais par conséquents terminer ce texte par une exhortation à choisir votre camp, ou plutôt votre direction, en toute conscience, en fonction de vos aspirations et de votre sensibilité, quitte à ce que votre choix consiste en une absence de choix, ce qui constitue aussi, à sa manière et comme tout choix conscient, un frein au pouvoir dominant : même un apolitisme ancré sereinement et solidement dans l’intelligence implique bien autre chose, pour vous et pour la société, qu’une interminable succession involontaire de pirouettes verbales et d’hésitations spasmodiques représentant autant de fuites en avant stériles.
Xelnaga
Cogito ergo sum = Je pense donc je suis !!!