Pourquoi une base de données sur les violences policières létales : notre méthodologie…

BastaMag lance un débat sur les violences policières létales, aucune base de données existant sur ce sujet, Ivan du Roy, Ludo Simbille ont fait un recensement des personnes tuées ou décédées dans le cadre d’une intervention policière sur 40 ans. Explications sur leur méthode de travail et raison. 478 morts en 40 ans, ça fait combien par jour ? Vous pouvez leur poser des questions (liens en fin d’article) Vos avis sont les bienvenus.

Illustration/Pixabay

Comment et pourquoi avoir comptabilisé le nombre de personnes décédées des suites d’une intervention policière ? Quelles sont nos sources ? Comment faire la différence entre un recours à la force létale légitime de la part des policiers d’une intervention mortelle qui fait polémique ? Voici les réponses à plusieurs questions que vous pourriez vous poser sur notre base de données.

Pourquoi réaliser un tel recensement ?

Parce qu’il n’existe, pour l’instant en France, aucun recensement de ce type. Le ministère de l’Intérieur ne livre aucun chiffre officiel pour les personnes tuées par les forces de l’ordre. La seule donnée disponible est le nombre de tirs par armes à feu des fonctionnaires de police, répertorié depuis 2012 par le fichier « traitement relatif au suivi de l’usage des armes ». L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) note une hausse significative de l’ouverture de feu par les agents, passant de 166 fois au premier semestre 2016 à 192 fois pour la même période de 2017, avec une augmentation des « tirs par imprudence ». L’IGPN est censé publier prochainement ses premières données sur l’usage de la violence par les forces de l’ordre. De tels recensements, officiels ou indépendants, existent dans d’autres pays : en Allemagne, par le quotidien Tageszeitung, au Brésil (dans un Atlas de la violence publiée chaque année par un organisme indépendant), au Canada, aux États-Unis par le quotidien Washington Post ou au Royaume-Uni, par l’ONG Inquest.

Nous avons décidé de commencer notre recensement en janvier 1977 pour deux raisons : d’abord pour observer les évolutions sur le temps long – quatre décennies. Ensuite parce que l’accès aux sources et aux archives antérieures se révèlent plus fastidieux et demandera davantage de temps et de moyens pour compléter les informations à notre disposition.

Opérations anti-terroristes, lutte contre le grand banditisme, morts au commissariat, lors d’une course-poursuite ou tué en manifestation… Pourquoi tout prendre en compte ?

Nous avons à l’origine retenu un critère : recenser toute personne tuée ou décédée en raison d’une interaction avec un fonctionnaire de police ou de gendarmerie, quelles que soient les circonstances qui ont mené à cette intervention, quel que soit le profil des personnes tuées, la nature et la gravité du délit dont elles sont, éventuellement, suspectées. Ces données intègrent donc des situations très diverses et ne préjugent en rien de la légitimité ou de l’intention de l’acte qui a mené au décès : qu’ils soient volontaires ou non (accidents), qu’ils relèvent ou non de la légitime défense. En dernier ressort, c’est à la justice, si elle est saisie, d’en juger. Les opérations antiterroristes demeurent cependant singulières. Pour ce type de mission, si la mort des terroristes n’est pas nécessairement recherchée, elle n’est pas exclue par les unités qui s’y engagent. C’est la différence avec les missions quotidiennes (contrôle d’identité, recherche de flagrant délit, intervention suite à un appel…) au cours desquelles les forces de l’ordre sont censées tout mettre en œuvre pour éviter un drame.

Quelles sont nos sources ?

Ce travail de recensement s’appuie sur différents types de sources : les articles de presse (nationale ou locale), publiés en ligne ou consultés en archives ; les travaux de chercheurs, à commencer par l’historien Maurice Rajsfus, qui a longtemps édité le bulletin mensuel Que fait la police ?, dont les archives sont numérisées ; des blogs des familles de victimes des forces de l’ordre, tels Vies volées, Urgence notre police assassine, Vérité et Justice ; des collectifs de lutte contre les violences policières, des rapports d’ONG (Ligue des droits de l’Homme, Amnesty International, Acat). Chacun des cas recueilli est recoupé par des coupures de presse ou des témoignages. Pour 107 cas (22%), nous ne disposons cependant pas du nom de la personne décédée, mais nous savons s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Dans 42 cas (9%), nous ne disposons pas de l’âge. Enfin, ce recensement peut ne pas être totalement exhaustif : certaines affaires ont pu nous échapper.

Quels critères avons-nous utilisé pour classer ces affaires dans la visualisation ?

Il y a d’abord les critères assez simples : la date, le lieu, le nom, l’âge et le sexe de la personne. Ensuite la cause directe de la mort : si la personne a été tuée par balle, a fait un malaise – un arrêt cardiaque par exemple – ou est décédée dans un accident routier. Dans 97 % des cas [1], nous disposons de ces éléments dans les articles de presse ou les éventuels compte-rendus d’enquêtes. Ces sources livrent aussi des informations sur le type de mission que les policiers et gendarmes étaient en train d’accomplir : s’il s’agit d’un contrôle d’identité ou routier, d’une patrouille qui intervient sur un flagrant délit, ou suite à un appel au 17 par exemple. Ces informations permettent également de savoir si la personne était armée ou non. Sur ce point, nous avons décidé de nous baser sur la version donnée par les policiers ou les gendarmes, ou sur les éléments établis par une éventuelle enquête ou un jugement. Nous vérifions également si des témoignages contredisent ou nuancent éventuellement la version officielle. C’est par exemple le cas dans la mort de Shaoyao Liu, tué par balles chez lui, dans le quartier de Belleville à Paris, par des policiers le 26 mars 2017. Les policiers invoquent la légitime défense, témoignant que Shaoyao Liu les aurait agressé avec une paire de ciseaux (nous considérons donc qu’il est armé). La famille estime au contraire qu’il n’a blessé personne et qu’il était muni de ciseaux car il était en train de cuisiner quand les policiers ont enfoncé la porte.

Il en est de même pour savoir si les forces de l’ordre sont en situation de riposte ou non : la personne tuée a-t-elle ouvert le feu dans leur direction, ou sur des tiers, ou a-t-elle cherché à les agresser. C’est un critère important, qui distingue ces affaires de celles où la personne tente de fuir les forces de l’ordre ou des personnes tuées dans le cadre d’une simple tentative d’interpellation. L’affaire de la grotte d’Ouvea, en Nouvelle-Calédonie, le 5 mai 1988, est emblématique de la difficulté, parfois, d’établir clairement les faits : GIGN et forces spéciales donnent l’assaut pour libérer 27 otages aux mains d’un groupe d’indépendantistes kanaks qui ont, quelques jours plus tôt, attaqué une gendarmerie. Les échanges de tirs durent plusieurs heures. Mais, une fois les otages libérés, plusieurs témoignages font état d’exécutions sommaires à l’encontre de militants indépendantistes qui se sont rendus.

Pourquoi recenser les homicides commis par des agents en dehors de leur service ?

Après réflexion, nous avons choisi de les prendre en compte principalement pour une raison : un décret de 1995 dispose que les obligations du fonctionnaire de police « ne disparaissent pas après l’accomplissement des heures normales de service ». Depuis 2017, la loi autorise plus facilement les policiers à conserver leur arme en dehors de leur service. Il nous paraît donc important de suivre les éventuelles conséquences de cette mesure. Ces faits concernent pour le moment 38 cas, dont 10 en 2017. Comme l’illustre nos données, ce sont souvent des femmes ou des jeunes d’origine immigrée qui sont concernés.

Pourquoi prendre en compte les accidents routiers ?

Nous avons recensé ces accidents quand ils surviennent à la suite d’une interaction avec les forces de l’ordre (course-poursuite après un contrôle, prise en chasse d’un véhicule roulant à « vive allure », etc.). Dans plusieurs cas, les versions entre policiers et certains témoins peuvent diverger. Les premiers assurent que l’accident est survenu alors qu’ils avaient arrêté la poursuite, les seconds déclarent parfois le contraire, témoignant dans certains cas d’un « parchocage » : lorsque le véhicule de police touche ou percute un autre véhicule – parfois un deux-roues – pour le faire stopper. Nous avons décidé de recenser ces affaires.

Pourquoi ne pas donner les chiffres du nombre de policiers tués ?

Ces données existent déjà, et sont régulièrement actualisées. En 2016, 26 policiers et gendarmes ont perdu la vie durant leurs fonctions, d’après l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Quatre agents sont décédés en mission, c’est-à-dire dans le cadre d’une intervention. 22 ont perdu la vie en service, principalement lors d’accidents de trajets ou lors d’entrainements. Le blog Victime du Devoir tient par ailleurs son propre décompte sur une durée plus longue. L’auteur recense 600 fonctionnaires morts depuis 1971, dont deux tiers lors d’accidents de service. D’autre part, une soixantaine de policiers et gendarmes se seraient suicidés en 2017 [2]. Par ailleurs, comparer ou opposer le nombre des personnes tuées par la police et celui des policiers tués en mission n’a pas de sens : cela reviendrait à vouloir justifier à tout prix l’ensemble des interventions policières mortelles au motif que des policiers risquent leur vie en mission.

Quelle est la proportion de « bavures » ?

Encore faut-il s’accorder sur le terme bavure et sur son corollaire : ce que serait une intervention policière théoriquement exemplaire, parfaitement adaptée aux circonstances et au principe de la protection des personnes, sans discrimination. Notre base de données n’est, pour le moment, pas en mesure de fournir une réponse précise, mais ouvre le débat sur quelques chiffres. Par exemple : 163 personnes tuées par un tir de policiers ou gendarmes n’étaient pas armées, 69 sont décédées alors qu’elles étaient déjà en état d’arrestation, et 200 autres personnes sont mortes en fuyant les forces de l’ordre. Autant de circonstances et de modes d’action qu’il semble légitime d’interroger.

Que dit la Justice ?

Les suites judiciaires éventuellement données à une affaire, et le jugement rendu, feront l’objet d’une future actualisation de notre base de données, qui intègrera ces éléments. Cependant, selon nos premiers éléments, en quatre décennies, dix fonctionnaires ont été condamnés à de la prison ferme (lire aussi notre article). Nous vous en dirons davantage prochainement.

- Posez-nous vos questions subsidiaires par mail ici, via notre compte twitter ou notre page Facebook

Auteurs Ivan du Roy, avec Ludo Simbille pour BastaMag

- Consulter la visualisation « En 40 ans, 478 morts à la suite d’interventions policières : une base de données inédite en France »

- Lire aussi : Quand les forces de l’ordre tuent : 40 ans de décès sans bavures ?

Notes

Un Commentaire

  1. La police est chargée de contrer les violences. Pour contrer une violence il faut forcément lui opposer une violence supérieure. Dans ces conditions qu’il y ait des morts est normal, logique c’est le boulot de la police.
    Que ceux qui usent de la violence prennent leur responsabilité, que ceux qui sont protégés par la police qui prend des risques à leur place arrêtent de lui taper dessus, et qu’ils pensent un peu à ce qu’il arrive quand les voyous prennent le dessus, qu’ils regardent par exemple ce qui se passe dans les très nombreuses zones de non droit en France.
    Dernière chose, ce n’est pas parce qu’une personne n’est pas armée (un des arguments du texte) qu’elle n’est pas très violente et qu’elle ne peut pas blesser sérieusement ou même tuer quelqu’un. Donc qu’on ne vienne pas pleurer si une telle personne y laisse la vie quand la police tente de la maîtriser.

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