A l’heure où on nous incite à ne plus polluer, avec des chiffres colossaux de poisons qui trainent un peu partout, et leur incidence sur la santé, que dire de la Hongrie? C’est assez effarant ..
Almasfüzitö (Hongrie) Envoyée spéciale – En langue magyare, l’almasfüzitö est un lieu planté de pommiers et de saules. Derrière le rideau des arbres, on devine la nappe mouvante du Danube, qui sépare ici la Hongrie de la Slovaquie. Mais, pour les écologistes de la région, le nom d’Almasfüzitö sent le soufre : il symbolise l’héritage empoisonné d’une économie socialiste depuis longtemps en ruine, qui a laissé derrière elle, de l’Europe centrale à la mer Noire, des bombes à retardement.
Quand elles éclatent, cela fait du bruit. Le 4 octobre 2010, la catastrophe de Kolontar, dans l’ouest de la Hongrie – dix ans après une fuite massive de cyanure à la mine d’or de Baia Mare, en Roumanie -, avait de nouveau attiré l’attention sur les déchets industriels toxiques.
A l’usine d’aluminium d’Ajka, un réservoir de « boues rouges » (les résidus de l’extraction d’alumine à partir de la bauxite) s’était rompu, déversant une coulée alcaline de 800 000 m3. Elle a tué dix personnes et contaminé un millier d’hectares.
Verdict de Bruxelles, en janvier : la Hongrie « aurait dû classer ses boues rouges comme déchets dangereux », et n’a pas appliqué correctement les réglementations communautaires, notamment la directive 2006/21/CE sur les déchets de l’industrie extractive. En 2007, la Commission de protection du Danube (représentant, à Vienne, les 19 pays intéressés à la mise en valeur du fleuve) avait identifié 97 sites problématiques, dont 32 en Hongrie, 25 en Roumanie et 18 en Slovaquie.
Aujourd’hui, c’est Almasfüzitö, à 80 km au nord de Budapest, qui inquiète. Que se passe-t-il exactement sur ce terrain de 200 hectares, collé au Danube, où se sont sédimentées, en un demi-siècle, 12 millions de tonnes de boues rouges « produites » par une ancienne usine d’alumine construite en 1940 par l’Allemagne nazie, puis exploitée surtout au profit des Soviétiques ? Rien que du légal et du positif pour l’environnement, répond l’entreprise privée hongroise Tata, qui y effectue le « compostage de déchets toxiques et non toxiques », et a ouvert au Monde, fin octobre, les portes du site controversé.
Pour leur part, les militants écologistes soupçonnent que les activités de Tata sont moins inoffensives qu’elles n’en ont l’air sur les documents officiels. « Cela fait vingt ans que nous nous intéressons à Almasfüzitö », rappelle György Droppa, un économiste qui a fondé, en 1984, le Cercle du Danube : « Nous le considérons comme bien plus dangereux que Kolontar. » Le réservoir no 7 de 76 hectares, où opère Tata, contiendrait à lui seul 6 millions de tonnes de boues rouges, dans une zone inondable et à risque sismique.
Ces déchets sont aujourd’hui solidifiés, comme une énorme brique. « Mais ils pourraient redevenir humides en profondeur, affirme M. Droppa. Un rapport récent de l’Académie hongroise des sciences montre que le réservoir-digue a été construit sur des terrains marécageux et perméables, sans que les fondations soient isolées. »
On peut photographier dans le Danube des « fontaines » de boues rouges, indices d’infiltrations souterraines. L’organisation Greenpeace remarque que Tata a jusqu’alors évité de placer des capteurs de contrôle, censés vérifier la qualité de la nappe phréatique, le long de la digue jouxtant le fleuve. Une lacune qui sera bientôt comblée, promet l’entreprise.
Que se passerait-il si cette digue craquait sous la poussée d’un séisme ou de blocs de glace empilés le long des rives à cause de températures exceptionnellement basses, comme on en a enregistré six fois au cours du XXe siècle ? Des scénarios qui font sourire les dirigeants de Tata, qui a su s’imposer, face à ses concurrentes allemandes et autrichiennes, sur le marché du traitement des déchets, et affiche un chiffre d’affaires annuel de près de 49 millions d’euros.
« Almasfüzitö a la digue la plus stable de tout le nord de la Hongrie ! », assure Tibor Fenyi, directeur de communication de Tata. Presque aussi sécurisée, dit-il, que celle de la centrale nucléaire de Paks, dans le sud du pays. « Depuis un an, nous avons eu droit à quatorze inspections. » Avec son collègue chargé de l’environnement, Bela Farkas, il fait valoir, photos à l’appui, les progrès accomplis pour recouvrir peu à peu ce désert rouge – dont un bon tiers est encore visible, et dont les poussières se déposaient jadis à 25 km à la ronde, sur les maisons, le linge, les cultures.
Mais, pour Greenpeace, la question est de savoir sous quel mélange de déchets industriels – et, surtout, avec quelle proportion de substances toxiques – les ouvriers de Tata font disparaître peu à peu les boues rouges, l’oeuvre étant parachevée avec une couche de terre destinée à la « remise en culture », technique désormais classique de restauration des sites miniers. Des poisons se cachent-ils sous ce court pelage de verdure ?
Greenpeace a été alarmée par la longue liste (dont Le Monde a obtenu copie) des produits que Tata est autorisée à « composter par traitement biologique », à raison de 132 000 tonnes par an de déchets dangereux, et de 280 000 tonnes par an de déchets non toxiques. Entérinée, en avril 2010, par l’Autorité pour la protection de l’environnement, de la nature et des eaux de Transdanubie du Nord, (basée à Györ), elle comprend 161 produits toxiques et autres « déchets non biodégradables », dont la nature n’est pas précisée.
Selon M. Farkas, la société ne traite que le dixième des quantités autorisées, mais veut disposer d’une marge de manoeuvre. Un mélange aussi hétérogène est pourtant « tout à fait insolite », relève M. Schuster, de même qu' »une telle disproportion entre quantités autorisées et traitée ». « L’Autorité a délivré un passe-droit à cette entreprise, pour qu’elle fasse ce qu’elle veut », résume Karl Lorber, directeur de l’Institut de traitement durable des déchets à l’université de Leoben (équivalent autrichien de l’Ecole des mines), qui a rendu à Greenpeace, en mai 2011, un rapport accablant sur Almasfüzitö.
A ses yeux, le fait que les prismes alignés au centre du site – les monticules où est censé s’effectuer le compostage -, ne présentaient pas l’élévation de température caractéristique du processus de conversion biologique, confirme que compostage et remise en culture ne sont « qu’un paravent pour se débarrasser de déchets dangereux en les ajoutant à des boues rouges toxiques, à un endroit vulnérable aux inondations et aux tremblements de terre ! »
Comme la Hongrie n’applique pas les normes rigoureuses de l’Union sur le traitement de substances toxiques, Tata peut offrir à ses clients des tarifs avantageux. En veillant à rester dans la légalité : le 11 octobre, elle a obtenu que l’Autorité de Györ relève les doses maximales permises à Almasfüzitö pour des substances contenues dans les boues rouges, qui, après un certain temps, fuient vers la nappe phréatique. Le taux autorisé pour l’arsenic est ainsi passé de 0,01 microgramme par litre (µg/l) à 1 110 µg/l, soit 111 000 fois plus.
Un article de Joëlle Stolz