La grosse et la petite commission
Chez nous, c’est bien connu et tout le monde en convient, tout va de travers. C’est même un caractère essentiel de notre identité nationale. Prenons par exemple le système de santé. Tout le monde s’accorde à dire qu’il ne cesse de se dégrader, que la situation n’est plus tenable, que cela va de mal en pis, que si ça continue comme ça ça ne pourra plus continuer etc…etc…
Ainsi les différents gouvernements qui se sont succédés à la tête du pays l’ont également déclaré et leurs successeurs ont également fait de même : tout est de la faute du gouvernement.
Le nouveau gouvernement a donc en premier lieu nommé une commission, composée comme chacun le sait pour un tiers d’experts du domaine concerné, pour un deuxième tiers d’amis de ces derniers qui ont eux-même recommandé le dernier tiers. Ceci afin d’atteindre le quota de membres réglementaires nécessaire à la constitution de la dite commission. Aux experts précédemment nommés il convient d’ajouter un certain nombre de membres surnuméraires composé de rapporteurs, président, coprésident, chargés de mission, chefs de projets, attachés de presse, délégués, conseillers, conseillers des conseillers, membres honoraires etc… eux-mêmes désignés à l’unanimité générale par le Ministre, avec les conseils de l’Académie et la bénédiction du Nain. Bien sûr il va sans dire que tous les membres sont grassement payés.
La commission se subdivisa ensuite d’elle même et de sa propre initiative en grosse et petite commission, ce qui lui permis d’augmenter son taux d’efficacité de 140%. La petite commission fut chargée de liquider les affaires courantes alors que la grosse commission se vit confier la tâche ingrate mais nécessaire de produire l’objet pour lequel elle avait été créée. Les membres se répartirent aussitôt et de leur propre initiative à l’intérieur des deux commissions. Les fainéants, les arrivistes et les incompétents se répartirent dans la petite commission, si bien qu’il ne resta plus personne pour constituer la grande. A l’unanimité les membres de la petite commission décidèrent qu’après tout on avait pas besoin de grande commission et par soucis d’efficacité et en vue d’économiser l’argent du contribuable, ils décidèrent de la liquider, ce qui fut aussitôt fait.
Les membres se réunirent ensuite dans les jours qui suivirent et décidèrent de délocaliser la commission dans des locaux plus adaptés à sa nouvelle mission. Pour des raisons pratiques c’est un restaurant gastronomique qui fut choisi à une large majorité puisqu’il présentait l’avantage de jouxter la clinique où de nombreux membres donnaient leurs consultations privées. Une nouvelle réunion fut aussitôt organisée à l’instigation du Président afin d’établir un premier état d’avancement des travaux. A cette occasion, de nombreux discours furent prononcés, chacun se félicitant du choix judicieux des nouveaux locaux et de la qualité du champagne, à la suite de quoi un communiqué final fut adopté. Le communiqué fut ensuite publié dans la presse et donna lieu à la rédaction de nombreux commentaires qui eux-même donnèrent lieu à un communiqué officiel du Nain se félicitant de l’efficacité de la commission et de l’avancement des travaux. Les membres se congratulèrent puis décidèrent aussitôt d’organiser une seconde réunion afin d’étudier les modalités d’en organiser une troisième. Cette réunion donna lieu à de nombreux discours et à un communiqué final commenté par la presse. Dans l’euphorie générale le président proposa alors de lancer un site Internet dédié aux travaux de la commission, proposition qui fut immédiatement adoptée. On recruta un chef de projet, lequel recruta à son tour un assistant qui recruta à son tour trois techniciens parmi ses connaissances afin de réaliser le site proprement dit.
On organisa un cocktail pour le lancement du site qui fut un franc succès et la commission publia plusieurs communiqués.
La date de remise officielle du rapport approchant les membres décidèrent finalement de confier la rédaction de ce dernier à un étudiant de troisième cycle lequel embaucha à son tour trois stagiaires chargés d’effectuer les recherches préliminaires et de lui soumettre une première version. Les stagiaires imprimèrent quantité de pages Internet, photocopièrent une quantité non moins égale de thèses de doctorat, effectuèrent un tri aléatoire des pages ainsi obtenus puis les classèrent selon la méthode dite du lancer à l’aveugle. Les stagiaires tirèrent ensuite à la courte paille et ce fut le Malchanceux qui fut finalement chargé de la rédaction des conclusions et mesures préconisées.
Les stagiaires soumirent ensuite le rapport à l’étudiant de troisième cycle lequel s’empressa de le communiquer à la commission qui le félicita. La commission le communiqua aussitôt au Ministre qui la félicita puis rédigea un communiqué. La remise officielle du rapport se fit en présence du Nain lui-même. A cette occasion on organisa un gigantesque cocktail et on rédigea une multitude de communiqués. Le Nain félicita le Ministre, lequel félicita à son tour les membres de la commission, lesquels se félicitèrent. On prit des photos officielles, on montra le rapport aux journalistes qui le prirent en photo. Après quoi le Nain fit une déclaration officielle qui fut abondamment commentée dans laquelle il se félicita de l’efficacité de la commission ainsi que des conclusions du rapport. A la suite de quoi le rapport fut confié au Secrétaire lequel le confia au premier Adjoint qui le confia à son tour au deuxième et ainsi de suite. Le rapport arriva finalement jusqu’à l’Archiviste qui le rangea avec les autres et on en entendit plus jamais parler.