Prix des aliments et des matières premières : les banques inventent l’hyper-spéculation

Qui fait grimper le prix des matières premières, et notamment des produits agricoles ? Les banques, principaux spéculateurs sur ces marchés. Une nouvelle étape a été franchie : ces banques sont devenues propriétaires d’entrepôts de stockage de métaux ou de produits agricoles, de raffineries de pétrole ou de centrales électriques. Goldman Sachs ou JP Morgan interviennent sur les marchés financiers, mais peuvent également agir directement sur les stocks. Les banques françaises ne sont pas en reste, alors que l’Europe vient pourtant de voter un accord pour tenter de lutter contre cette hyper-spéculation.

Via leurs activités de trading, les banques sont les principaux spéculateurs sur les marchés de matières premières et de produits agricoles, car elles disposent de moyens financiers nettement plus élevés que les autres protagonistes en jeu. Une petite visite sur le site du Commodity business awards permet de découvrir une liste de banques et de courtiers qui jouent un rôle de premier plan sur le marché des commodities (marché des matières premières) [1], ou sur celui des produits dérivés basés sur ces commodities. Parmi ces banques, on retrouve le plus souvent BNP Paribas, Morgan Stanley, Crédit Suisse, Deutsche Bank et Société Générale.

Certaines banques vont d’ailleurs plus loin et se dotent d’instruments pour influer directement sur des stocks de matières premières. C’est le cas du Crédit Suisse qui est associé à Glencore-Xstrata, la plus grande société mondiale de courtage en matières premières : cette dernière contrôle en 2013 environ 60 % du zinc mondial, 50 % du cuivre, 30 % de l’aluminium, 25 % du charbon, 10 % des céréales et 3 % du pétrole [2]. Parmi les banques européennes, BNP Paribas est avec Deutsche Bank une banque des plus influentes sur le marché des commodities, elle joue un rôle clé dans le secteur des produits financiers dérivés sur les matières premières.

Quand les banques investissent dans les entrepôts de stockage

Plusieurs banques des États-Unis sont allées plus loin que les européennes dans la stratégie de contrôle d’une part du marché des commodities : JP Morgan, Morgan Stanley et Goldman Sachs. Par exemple, JP Morgan a importé aux États-Unis 31 millions de barils de pétrole au cours des quatre premiers mois de l’année 2013 ! Les banques des États-Unis sont propriétaires de raffineries de pétrole, de centrales électriques, de réseaux de distribution d’énergie, d’entreprises de stockage de métaux, de stocks de produits agricoles, d’entreprises d’exploitation de gaz de schiste…

Comment en est-on arrivé là ? La Fed, banque centrale des États-Unis, a autorisé en 2003 la banque universelle Citigroup à acheter la société de courtage Phibro, en expliquant qu’il était normal de compléter l’activité de la banque sur le marché des dérivés de commodities par la détention physique de stocks de matières premières (pétrole, grains, gaz, minerais…). Quant à Morgan Stanley et Goldman Sachs qui jusqu’en 2008 [3] avaient le statut de banque d’affaires, elles ont pu dès 1999, grâce à la loi de réforme bancaire qui a complété l’abrogation du Glass Steagall Act (la loi d’encadrement des banques, adoptée après la crise de 1929, pour séparer banques d’affaires et banques de dépôts), faire l’acquisition de centrales électriques, de tankers pétroliers et d’autres infrastructures.

Goldman Sachs fait grimper le prix de l’aluminium

C’est ainsi que Morgan Stanley possède des barges, des tankers, des pipelines, des terminaux pétroliers et gaziers ! De son côté, JP Morgan a acheté la division commodities de la Royal Bank of Scotland (RBS) en 2010 pour 1,7 milliard de dollars. Ce qui lui a permis d’acquérir 74 entrepôts de stockage de métaux au Royaume-uni comme aux États-Unis, tandis que la banque Goldman Sachs en détient 112. Ces deux banques détiennent donc ensemble plus d’entrepôts de stockage de métaux que Glencore (qui en possède 179) ! Détenir des entrepôts de stockage est fondamental notamment si une société ou un cartel de plusieurs sociétés (par exemple des banques) veut spéculer sur les prix en stockant au maximum pour faire monter les prix ou en déstockant pour les faire baisser.

C’est ce qui s’est passé concrètement sur le marché de l’aluminium depuis 2008. Selon une enquête menée par le New York Times, depuis que Goldman Sachs a racheté en 2010 les entrepôts d’aluminium à Detroit, le temps d’attente pour être livré en barres d’aluminium est passé de 6 semaines à 16 mois. Les prix ont nettement augmenté (alors que l’offre et les stocks d’aluminium sur le marché mondial se sont accrus), ce qui a provoqué de fortes réactions d’entreprises comme Coca-Cola et le brasseur Miller, gros consommateurs d’aluminium pour la fabrication des canettes… Rien qu’en revenus de stockage d’aluminium à Detroit, Goldman Sachs a engrangé 220 millions de dollars.

Un secteur de moins en moins rentable ?

Après avoir fait de plantureux bénéfices en manipulant les cours, les banques les plus présentes sur le marché physique des commodities ont adopté une stratégie de sortie. Trois raisons principales les ont poussées dans cette direction. Premièrement, les autorités de contrôle se sont rendu compte des manipulations auxquelles se sont livrées plusieurs banques. JP Morgan, Barclays, Deutsche Bank ont dû payer des amendes dans plusieurs affaires concernant notamment la manipulation du marché de l’électricité de Californie. JP Morgan a ainsi accepté de payer une amende de 410 millions de dollars dans cette affaire qui n’est pas terminée [4]. Les autorités américaines, sous la pression de sociétés concurrentes des banques et face à l’impopularité des banquiers en général auprès du grand public, envisagent sérieusement de limiter les activités des banques sur le marché physique des commodities.

Deuxièmement, les bénéfices que tirent les banques de leurs activités sur ce marché ont commencé à baisser depuis 2011-2012. Les prix des matières premières ont d’ailleurs tendance à se contracter. Et troisièmement, le capital dur (Core Tier 1) requis pour les investissements dans les entreprises de courtage pèse plus lourd que d’autres investissements (dettes souveraines par exemple). Du coup, comme les banques doivent augmenter leur ratio fonds propres/actifs pondérés, elles font le calcul qu’il vaut mieux se délester en tout ou en partie des investissements dans le marché physique des commodities [5]. Affaire à suivre.

Une dangereuse bulle spéculative

Il n’en demeure pas moins que les banques resteront très actives sur les marchés des dérivés de commodities et sur tous les segments des marchés financiers qui sont concernés par les matières premières. Leur capacité de nuisance est et restera tout à fait considérable si des mesures radicales ne sont pas prises.

Ces banques sont des acteurs de tout premier ordre dans le développement de la bulle spéculative qui s’est formée sur le marché des commodities [6]. Quand elle éclatera, l’effet boomerang sur la santé des banques provoquera de nouveaux dégâts. Il faut également prendre en compte le réel désastre, bien plus grave, pour les populations des pays du Sud exportateurs de matières premières. L’ensemble des peuples de la planète seront affectés d’une manière ou d’une autre.

Les affameurs sont les « investisseurs institutionnels »

La spéculation sur les principaux marchés des États-Unis où se négocient les prix mondiaux des biens primaires (produits agricoles et matières premières) a joué un rôle décisif dans l’accroissement brutal des prix des aliments en 2007-2008 [7]. Cette hausse des prix a entraîné une augmentation dramatique, de plus de 140 millions en un an, du nombre de personnes souffrant de malnutrition. Plus d’un milliard d’êtres humains (une personne sur sept !) ont faim.

Les affameurs ne sont pas des francs-tireurs. Ce sont les investisseurs institutionnels (les « zinzins ») : les banques – BNP Paribas, JP Morgan, Goldman Sachs, Morgan Stanley et, jusqu’à leur disparition ou leur rachat, Bear Stearns, Lehman Brothers, Merrill Lynch – , les fonds de pension, les fonds d’investissement, les sociétés d’assurances. Ou les grandes sociétés de trading comme Cargill. Les hedge funds ont aussi joué un rôle, même si leur poids est bien inférieur à celui des investisseurs institutionnels. Au niveau mondial, au début de l’année 2008, les investisseurs institutionnels disposaient de 130 000 milliards de dollars, les fonds souverains de 3000 milliards de dollars et les hedge funds de 1000 milliards de dollars.

Augmentation des prix de 183 %

Michael W. Masters, qui dirigeait depuis douze ans un hedge fund à Wall Street, a explicité le rôle néfaste de ces institutionnels dans un témoignage qu’il a présenté devant une commission du Congrès à Washington le 20 mai 2008. À l’occasion de cette commission chargée d’enquêter sur le rôle possible de la spéculation dans la hausse des prix des produits de base, il a déclaré : « Vous avez posé la question : est-ce que les investisseurs institutionnels contribuent à l’inflation des prix des aliments et de l’énergie ? Ma réponse sans équivoque est : oui. » Dans ce témoignage, qui fait autorité, il explique que l’augmentation des prix des aliments et de l’énergie n’est pas due à une insuffisance de l’offre mais à une augmentation brutale de la demande venant de nouveaux acteurs sur les marchés à terme des biens primaires (« commodities ») où l’on achète les « futures ».

Sur ce marché (également appelé « contrat à terme »), les intervenants achètent la production à venir : la prochaine récolte de blé, le pétrole qui sera produit dans 6 mois ou dans 5 ans. Dans le passé, les principaux intervenants sur ces marchés étaient des entreprises qui avaient un intérêt spécifique – lié à leur activité – pour un de ces biens primaires. Par exemple une compagnie aérienne qui achète le pétrole dont elle a besoin ou une firme alimentaire qui se procure des céréales. Michael W. Masters montre qu’aux États-Unis, les capitaux alloués par les investisseurs institutionnels au segment « index trading » des biens primaires des marchés à terme sont passés de 13 milliards de dollars fin 2003 à 260 milliards en mars 2008 [8] ! Les prix des 25 biens primaires cotés sur ces marchés ont grimpé de 183 % pendant la même période !

Il explique qu’il s’agit d’un marché étroit et qu’il suffit que des investisseurs institutionnels comme des fonds de pension ou des banques y allouent 2 % de leurs actifs pour en bouleverser le fonctionnement. En 2004, la valeur totale des « contrats futurs » concernant 25 biens primaires s’élevait seulement à 180 milliards de dollars. A comparer avec le marché mondial des actions qui représentait 44 000 milliards, environ 240 fois plus. Michael W. Masters indique que cette année-là, les investisseurs institutionnels ont investi 25 milliards de dollars dans le marché des futurs, ce qui représentait 14 % du marché. Au cours du premier trimestre 2008, les investisseurs institutionnels ont augmenté de manière très importante leur investissement dans ce marché : 55 milliards en 52 jours ouvrables. De quoi faire exploser les prix !

Le laxisme des autorités de contrôle

Le prix des biens primaires sur le marché à terme se répercute immédiatement sur les prix courants de ces biens. Ainsi, quand les investisseurs institutionnels ont acheté des quantités énormes de maïs et de blé en 2007-2008, la flambée des prix de ces produits a été immédiate.

A noter qu’en 2008 l’organe de contrôle des marchés à terme, la Commodity Futures trading Commission (CFTC), a estimé que les investisseurs institutionnels ne pouvaient pas être considérés comme des spéculateurs. La CFTC définit les « zinzins » comme des participants commerciaux sur les marchés (« commercial market participants »). Cela lui permet d’affirmer que la spéculation ne joue pas un rôle significatif dans l’envolée des prix. Une sévère critique de la CFTC est faite par Michael W. Masters, mais surtout par Michael Greenberger, professeur de droit à l’université de Maryland, qui a témoigné devant la commission du Sénat le 3 juin 2008. Michael Greenberger, qui a été directeur d’un département de la CFTC de 1997 à 1999, critique le laxisme de ses dirigeants qui font l’autruche face à la manipulation des prix de l’énergie par les investisseurs institutionnels.

Il cite une série de déclarations de ces dirigeants dignes de figurer dans une anthologie de l’hypocrisie et de la bêtise humaine. Selon Michael Greenberger, 80 à 90 % des transactions sur les Bourses des États-Unis dans le secteur de l’énergie sont spéculatives [9]. Son expertise est donc sans appel.

« Tirez avantage de la hausse du prix des denrées alimentaires !  »

Le 22 septembre 2008, en pleine tourmente financière aux États-Unis, alors que le président Bush annonçait un plan de sauvetage des banques qui consistait à leur remettre 700 milliards de dollars (sans compter les liquidités qui ont été mises à leur disposition massivement), le prix du soja faisait un bond spéculatif de 61,5 % !

L’économiste français Jacques Berthelot montre lui aussi le rôle crucial joué par la spéculation des banques dans la montée des prix agricoles mondiaux. Il donne l’exemple de la banque belge KBC, qui a mené une campagne publicitaire pour vendre un nouveau produit commercial : un investissement des épargnants dans six matières premières agricoles. Le fonds de placement « KBC-Life MI Security Food Prices 3 » racole des clients avec un slogan cynique : « Tirez avantage de la hausse du prix des denrées alimentaires ! ». Cette publicité présente comme une « opportunité » la « pénurie d’eau et de terres agricoles exploitables », ayant pour conséquence « une pénurie de produits alimentaires et une hausse du prix des denrées alimentaires ».

Source et suite de l’article sur Bastamag via Sott.net

3 Commentaires

  1. Pas beaucoup de commentaires, mais d’un autre côté, que dire ?

Les commentaires sont clos.