La fin de la propriété de soi

Etre propriétaire de son corps et de son esprit, est une évidence! en est on si sur? Avec les nouvelles lois concernant la psychiatrie, nous sommes tous susceptibles de nous retrouver devant un panel d’individus qui, de part leurs études sur les comportements humains, seront à même de juger d’une pathologie mentale. Les assimilations comportements/maladies mentales me semble dangereuses, quand ceux qui jugent, le font sur des critères purement établis par un collège d' »experts ». Au nom de la protection, on est en train de materniser l’individu, décidant ce qui est bon ou mauvais pour lui, pourvu qu’il rapporte à la société.

Dans « Les Temps modernes » (1936), Charlie Chaplin ne dénonce pas seulement l’organisation tayloriste du travail. Il anticipe la mise à disposition complète du corps de l’ouvrier au service de la production et la fin de la vie privée. Son personnage en vient à se réfugier en prison pour retrouver paradoxalement une forme d’intimité et de liberté intérieure.

La dernière loi psychiatrique française, le rapport de l’Assemblée nationale sur la prostitution, tout comme le développement des suicides dans l’entreprise, dévoilent l’existence d’un pouvoir maternant avec lequel les individus entretiennent une relation fusionnelle. Nous ne sommes plus dans un société de surveillance. Il ne s’agit plus de contrôler et de modeler les corps, afin de les rendre aptes à la machine économique, mais de s’attaquer à leur être même en fixant les modalités de jouissance des individus.

Quel rapport peut-il exister entre une loi psychiatrique, créant une injonction de soins à domicile, avec un rapport parlementaire visant à pénaliser les clients des prostituées ? [1] Les deux textes opèrent une dissociation du sujet de droit. La propriété de soi est scindée. La jouissance de son corps reste aux mains de l’individu, mais à condition qu’il en fasse un bon usage. L’utilisation doit être conforme à l’image de la dignité humaine, dont les autorités sont le dépositaire légal.
La dissociation de la propriété de soi se révèle être un paradigme de la post-modernité. Non seulement elle résulte de l’action de l’État qui affirme sa nue propriété sur nos existences, mais peut aussi prendre la forme du contrat, comme, par exemple, celui imposé à ses employés par la firme chinoise Foxconn qui interdit à ses employés de se suicider tout en leur recommandant de « chérir leur vie ». Le suicide des travailleurs, comme protestation contre la détérioration de leur conditions de travail, est un symptôme de cette mutation de la propriété de soi qui efface le corps individuel et social au profit de l’image du corps. Il est le phénomène de l’émergence d’une nouvelle forme de subjectivité qui fusionne l’existence du travailleur avec la jouissance de son employeur.

La notion de soins sous contrainte

La loi du 5 juillet 2011 relative « aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge » [2] opère une nouvelle dérogation au principe général du consentement nécessaire du malade. La notion existante d’hospitalisation sous contrainte est étendue à celle de soins sous contrainte. Elle rend ainsi possible une surveillance du malade à son domicile, supprimant au passage toute séparation entre espace public et domaine privé. La possibilité pour chaque patient de se déplacer librement se verra strictement encadrée par un « programme de soins » qui fixera les lieux, le contenu et la périodicité des rendez-vous médicaux, avec la menace de se voir hospitalisé d’office si un élément du protocole n’est pas strictement respecté.

Obligation de soins et enfermement, sont ainsi étroitement liés. L’enfermement physique et chimique fait taire. Il nie le symptôme qui fait parler le corps. Il réduit ce dernier à une chose muette. Le corps devient ainsi le simple support de l’invisible, du regard porté sur l’individu. Ce double enfermement est la condition de transformation du corps en image. Ce projet institue une sorte de garde à vue sanitaire, l’institution d’un délai de 72 heures, durant lequel on pourra maintenir l’hospitalisation d’office d’un patient, sans statuer sur son état et sur la nécessité de l’internement. L’hospitalisation d’office s’inscrit dans une tendance lourde de retour à l’enfermement psychiatrique. Depuis quelques années, refleurissent les murs des hôpitaux. Sont créées de nouvelles unités fermées et des chambres d’isolement. Il est aussi de plus en plus difficile de sortir d’une institution psychiatrique fermée, les préfets ne validant plus systématiquement les sorties des malades hospitalisés d’office, même si elles sont soutenues par les psychiatres. Cette politique sécuritaire s’étend aux hospitalisés volontaires qui, eux aussi, peuvent être privées de leur liberté d’aller et venir.

La capture du corps, dans l’hospitalisation forcée ou dans la garde à vue sanitaire, se complète d’une camisole de force chimique. À travers cette suspension du corps, il s’agit de faire taire, afin que la souffrance ne puisse se dire et de poser le malade en tant que victime de lui-même.

L’injonction de soins, à l’hôpital ou à domicile, intime au patient qu’il doit faire un bon usage de son corps, qu’il ne peut le laisser se dégrader, en épuiser la substance. Il n’a pas le droit de porter atteinte à son image humaine. Ainsi, le corps devient transparence. Il se réduit à être une image, la visibilité de l’invisible. Placé dans la transcendance du regard du pouvoir, il n’est plus médiation entre l’extérieur et l’intérieur. Sa fonction n’est plus de séparer et d’articuler le dedans et le dehors, mais d’être dans la matérialité du regard de l’autre.

Cette procédure psychotique, qui fait exister l’image de la dignité humaine aux côtés des individus réels, opère une dissociation du sujet de droit. La propriété de soi est démembrée, la jouissance se sépare de la nue propriété.

Comme nue propriété, l’image humaine est le patrimoine des autorités instituées. Le malade n’a plus que l’usus, l’usufruit de son corps et à condition qu’il soit la transparence de la propriété exercée par le pouvoir. La possibilité de réduire ce dernier à une chair sans parole permet ce démembrement.

La criminalisation de la prostitution

La dissociation de la propriété de soi se lit également dans un rapport parlementaire, intitulé En finir avec le plus vieux métier du monde [3]. Il propose de créer un nouveau délit de recours à la prostitution. Le client deviendrait passible d’une peine de six mois de prison ferme, assortie d’une amende de 3 000 euros. Le rapport devrait servir de base à une proposition de loi devant être déposée après les présidentielles de 2012. La « lutte contre la prostitution » et son élément le plus avancé, la criminalisation du client, en niant à la prostituée le droit de disposer de son propre corps, a pour objectif déclaré la défense de la dignité de la femme et de la personne humaine. C’est bien l’image de la Femme qu’il s’agit de préserver [4] au dépends des femmes concrètes qui seront, suite à l’application de telles mesures, mises en danger par le développement de la clandestinité. L’image de la dignité de la femme, que l’on retrouve dans le rapport de l’Assemblée Nationale, s’intègre dans une conception du droit qui fait de la dignité de la personne humaine un élément supérieur d’organisation du système juridique. Cette conception consacre ce principe comme un droit absolu, de nature supérieure par rapport à d’autres droits fondamentaux, dont le principe de liberté ou le droit de disposer de son propre corps.

Cette conception s’inscrit dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’État. Ce dernier, dans un arrêt du 27 octobre 1995, dans l’affaire du « lancer de nain » [5], avait décrété que personne ne pouvait consentir à la dégradation de sa qualité d’homme, limitant ainsi le droit de disposer son corps.

Quant au Conseil Constitutionnel, lors de sa décision du 27 juillet 1994, il parle du « principe de sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation » Il consacre la dignité de la personne humaine comme un élément d’organisation du système juridique.

La loi psychiatrique du 5 juillet et le rapport parlementaire, criminalisant les clients des prostituées, opèrent une dissociation de la propriété de soi. Les individus ne conservent qu’un droit de jouissance de leur corps qui doit être conforme à l’image de la dignité humaine dont la puissance publique a la propriété.

Pour Chaplin, le capitalisme finira par priver l’ouvrier de toute forme de jouissance, y compris le plaisir de manger, pour affecter son corps à la seule tache de produire.


Contrat et abandon de la propriété de soi

La dissociation de la propriété de soi est bien un paradigme de la post-modernité. Non seulement elle est le résultat de l’action de l’État, mais elle peut également prendre la forme du contrat, par lequel un employé abandonne la nue propriété de sa vie à son employeur. Foxconn, sous-traitant chinois d’Apple, HP, Dell et Nokia, a été accusé de faire signer à ses employés un contrat, par lequel ils s’engagent à ne pas se suicider et à « chérir leur vie » [6].

Le texte indique que désormais, Foxconn ne pourra, en aucun cas, être désigné comme responsable du suicide d’un employé et ne devra payer aucun dommage et intérêt aux familles. Cette dernière clause a provoqué la colère des médias chinois, puisque Foxconn versait environ 13 000 euros à chaque famille des ouvriers suicidés, soit 10 ans du salaire minimum dans une usine de la firme [7].

L’initiative de la firme Foxconn est à replacer dans le cadre d’une société dans laquelle il subsiste encore des éléments résiduels d’un ordre symbolique antérieur au développement du capitalisme. Cette survivance implique que la société reconnaisse une responsabilité par rapport au suicide de ses employés et indemnise les familles concernées. Les mots utilisés « chérir sa vie » pour se dédouaner et « responsabiliser » ses employés, trahissent ce décalage dans l’expression verbale, entre l’exigence de la rentabilité capitaliste et le langage, lié à un ordre symbolique antérieur.

Dans les pays occidentaux, les entreprises touchées par le suicide de leurs employés dénient toute responsabilité. L’exemple de France Télécom est emblématique [8]. Le PDG Didier Lombart avait simplement évoqué une « mode du suicide » après le décès de treize salariés en 2008, puis de dix-neuf en 2009. Les syndicats ont aussi comptabilisé vingt-sept suicides et seize tentatives en 2010.

Dans les faits, les suicides de salariés, en protestation de leurs conditions de travail, sont plus nombreux dans des entreprises telle que France Télécom que dans les firmes chinoises [9]. Le délitement plus important des rapports sociaux, le caractère monadique de la société fait que qu’il y a moins de résistance au passage à l’acte.

Suicide et nue propriété de soi

Lorsqu’il vend sa force de travail, le salarié, le propriétaire de la marchandise force de travail, en cède la valeur d’usage à l’employeur, à charge de celui-ci d’en assurer l’exploitation durant la journée de travail.

Le salarié vend ainsi au patron la jouissance de sa force de travail et en garde formellement la nue propriété. Cette propriété n’est pas cependant un donné, mais un résultat. Sa réalité dépend de la capacité du salarié à limiter la jouissance du patronat, les conditions d’exploitation ne devant pas détériorer son être. Historiquement, la capacité ouvrière à mettre un cran d’arrêt à l’exploitation est de nature collective. Cette action porte aussi bien sur la durée du travail que sur les conditions de travail.

Les suicides des salariés de France Télécom nous montrent que la capacité ouvrière de mettre un frein à l’usage de la force de travail par le patronat est actuellement démantelée. Les travailleurs ne sont plus en mesure de s’opposer à la détérioration de leur force de travail, si bien que leur nue propriété est, dans les faits, remise en cause.

La possibilité pour le patronat de menacer l’intégrité du travailleur résulte de l’intensification de la dépense nerveuse et surtout de la création d’un travail invisible qui dépasse le cadre de la journée de travail. Le travail visible se double d’un travail invisible, celui qui est nécessaire pour intérioriser les nouvelles contraintes imposées par l’entreprise [10].

France Télécom a entrepris une « politique de modernisation » à marche forcée qui s’est notamment traduite par la suppression de 16 000 emplois entre 2006 et 2008, une politique qui a contraint les travailleurs à une forte mobilité. Elle a non seulement augmenté le travail visible, mais a surtout fait exploser le travail invisible, si bien que le travailleur ne disposait plus d’aucun espace privé lui permettant d’assurer sa reproduction.

Auteur Jean-Claude Paye

source Voltaire.net

publié par sos.planète

 

4 Commentaires

  1. oui bon ben à l’ouest rien de nouveau …
    la dépossession de nos vies ….ça fait des lustres que nos petits chef s’échinent al faire …
    après il ne reste que les enragés …éh bé ceux là soit on les enferme soit on les « décrédibilise » soit on les tue …tout ça dépend du degrés de soumission de la société dont on parle …
     
    et là on est mûr pour aller droit ds l’mur .
     
    ps: merci d’avoir dégagé les captcha !!!

  2.  
    oui bon ben à l\’ouest rien de nouveau …
    la dépossession de nos vies ….ça fait des lustres que nos petits chef s\’échinent al faire …
    après il ne reste que les enragés …éh bé ceux là soit on les enferme soit on les \ »décrédibilise\ » soit on les tue …tout ça dépend du degrés de soumission de la société dont on parle …
     
    et là on est mûr pour aller droit ds l\’mur .
     
    ps: merci d\’avoir dégagé les captcha !!!

  3. [dé]séquilibre - sans_drillon

    Oui … effrayant parce que ça confirme tout ce que nous savons déjà (ou pas d’ailleurs) … nous sommes mal barrés c’est clair:!

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