La non-informatique étatique parvient à produire le non-logiciel Scribe

Par H16

Certaines sommes sont décidément plus faciles à dépenser que d’autres.

C’est ainsi qu’il est maintenant admis en toute décontraction, au plus haut niveau de l’État, qu’il vaut mieux dépenser 60 millions d’euros par mois pour des vigiles à l’entrée des hôpitaux plutôt que d’améliorer l’infrastructure, augmenter les salaires ou recruter du personnel soignant. C’est un choix de société définitivement hardi.

Et à côté de ces dépenses bizarrement orientées alors que le système hospitalier montre tous les signes clairs d’un effondrement complet, il y a heureusement de saines dépenses sur des sujets et avec des méthodes que l’État maîtrise maintenant totalement, avec brio même. C’est le cas de la production de non-logiciels.

Car en matière de production de non-logiciels à échelle nationale, l’administration est devenue une véritable référence dans le monde entier : c’est en effet devenu une habitude fermement ancrée pour toute la bureaucratie française de produire, à grand frais, du non-logiciel dont la fonction effective sera de réaliser, de façon à la fois discrète et efficace, un transfert d’argent des popoches du contribuable vers les popoches de sociétés d’ingénierie logicielle bien introduites.

Cette solide production de vaporware s’est de nombreuses fois illustrée ces dernières années.

Bien sûr, on se souvient ici de Louvois : Louvois, c’est ce gros, cet énorme, cet hippopogiciel de gestion de la solde des militaires français dont la facture totale, impossible à calculer complètement, aborde largement les 500 millions d’euros. Au départ prévu pour coûter seulement 7 millions d’euros, l’énorme usine-à-gaz a brillamment merdouillé sur des centaines de milliers de soldes, des dizaines puis des centaines de millions d’euros d’encours, entraînant un pataquès mémorable dont les coûts de gestion sont venus s’additionner au dérapage déjà massif du développement et de la correction du programme informatique.

Louvois fut totalement abandonné courant 2013. Les sociétés informatiques qui travaillèrent sur ce fiasco ont bien été payées.

Un autre non-logiciel magnifiquement non-réalisé fut celui destiné à centraliser les payes de toute l’administration française que le gouvernement a choisi d’abandonner avec courage. Là encore, l’argent dépensé n’a pas été perdu pour tout le monde.

Peut-être est-il utile de rappeler la réussite flamboyante de la non-gestion informatique des cartes grises ? En 2018, on apprenait ainsi que la gestion des cartes grises, soi-disant devenue automatisée et informatisée de bout en bout, aboutissait à un mémorable embouteillage de dossiers et un merdoiement intense de toute la chaîne administrative chargée de délivrer ces précieuses cartes aux automobilistes privés et professionnels.

Plusieurs années après, le fait est que l’ANTS (chargée de ce non-logiciel) continue à s’embourber avec délices dans sa médiocrité, à tel point que tout un petit business d’aide à l’assujetti a vu le jour, depuis des portails d’aide aux professionnels jusqu’aux sites ad hoc s’occupant de la paperasse pour vous. Comme quoi, quand l’administration le veut, elle peut créer de l’emploi !

Enfin, on pourrait revenir sur le mémorable non-cloud souverain à la française qui permit à certains politiciens de se la jouer novateurs, technophiles et branchouilles tout en claquant un assez juteux paquet d’argent gratuit des autres pour parvenir à un abandon complet : l’histoire de Numergy et de Cloudwatt est parfaitement illustrative de toute la puissance de la non-production logicielle de nos administrations.

Tous ces exemples permettent de mieux comprendre la réussite olympique d’une nouvelle non-production logicielle concernant cette fois-ci la police, et plus précisément la gestion des plaintes enregistrées : après quatre années de labeur et près de douze millions d’euros claqués en pure perte, le logiciel Scribe arrive en fanfare au même cimetière que les autres non-logiciels administratifs français.

Scribe, c’est ce qui aurait dû voir le jour après un appel d’offre placé en 2017 et remporté en novembre d’alors par CapGemini ; ce logiciel devait faciliter la rédaction des procédures judiciaires mais il ne verra jamais le jour puisque le ministère vient de fermer le robinet de ce vaporware. Accumulant retards sur retards, le développement de ce qui devait remplacer l’abominable usine-à-gaz impraticable actuellement déployée en France a été parsemé d’embûches, le départ du chef de projet avec la moitié de son équipe n’étant pas la moindre.

On apprend au passage que le dossier, bétonné juridiquement, ne permettra pas à l’État de mitiger la perte financière bien qu’on puisse soupçonner que le prestataire informatique ne soit pas totalement innocent même s’il est vrai que développer un truc (quel qu’il soit, depuis des sous-marins jusqu’à des logiciels) pour l’administration française se solde très souvent par des complexités invraisemblables et un don pour le dépassement de budget et la médiocrité du résultat. Rassurez-vous cependant, du point de vue d’un responsable syndical policier qui s’en est ouvert à France Inter,

« Ce n’est pas le plus gros fiasco côté financier de ces dernières années »

… Ce qui permet immédiatement de pousser un soupir de soulagement : après tout, la production du non-logiciel s’est arrêtée à 12 millions d’euros mais les autorités compétentes auraient pu choisir de placer le curseur beaucoup plus haut comme l’ont prouvé les exemples précédents.

Devant cette réussite totale de l’absence de résultat positif, le ministère a fait savoir qu’il allait procéder à un nouvel appel d’offre en respectant donc grosso-modo la même méthode qui a permis de ne rien obtenir la première fois, en partant du principe que plus on se banane violemment à forcer d’essayer, plus on a de chance de parvenir à un résultat (peu importe lequel, c’est vous qui payez, pas lui).

Comme, parallèlement, la Justice arrive elle aussi à la conclusion qu’une informatisation un peu plus poussée devient là aussi nécessaire et compte-tenu de l’historique particulièrement solide de l’État dans le domaine, on peut raisonnablement imaginer que les prochaines années verront donc se multiplier de nouveaux non-logiciels, du vaporware étatique et du ghostwriting industriel comme seules les républiques bananières et les dictatures soviétiques furent à même d’en pondre jadis.

Forcément, tout va bien se passer mais n’oubliez pas de sortir votre chéquier.

H16

Volti

4 Commentaires

  1. bon article avec lequel je suis total d’accord. On pourrait rajouter aussi edf, la sncf et le métro.

    Pour avoir bossé dans les trois, je peux vous dire que c’est un peu la même chose.
    Surtout pour les trains et les métros. Ils utilisent du code vieux de 1981 ! 40 ans !
    Et personne ne sait comment gérer ce vieux code qu’on ne peut plus toucher, qui est plein d’erreurs et de patchs (corrections/rustines), mais qui est indispensable. Ce que l’on appel du code mort, dans le jargon.
    Et il y a des milliards de lignes de codes morts dans presque toutes les applis (software) que l’administration française a géré.
    Je pourrais bosser pour eux, mais comme je ferais du bon code, ça ne collera pas avec leur philosophie.

    Je rajouterai qu’il y a une baisse assez alarmante des ingénieurs (dans mon cas en informatique) en france depuis des années !
    https://etudes.developpez.com/actu/292008/La-difficulte-a-recruter-de-bons-ingenieurs-en-informatique-resulte-t-elle-de-la-baisse-generale-du-niveau-scolaire-notamment-en-maths-et-en-sciences/

    Les petits jeunots fraichement promu ingé ne sont pas compétents pour les tâches qu’on leur demande et on du mal à comprendre un système informatique complexe.
    Ils ont appris leurs devoirs, mais l’informatique ce n’est pas cela. Un peu de synthèse.

    – L’informatique c’est la science de l’information, n’importe laquelle dans n’importe quel domaine (études et conceptions). Pas besoin de programmer pour cela, diagrammes de gant ou de merise suffissent par exemple, ou en UML (Unified Modeling Language), que je n’aime pas trop.

    – Le développement c’est programmer l’informatique (conception) que l’on a posée (architecture, codage, debugage, intégration, cycle en V, flux tendu) dans un environnement hardware et software (plateformes, langages, OS).

    – L’ordinateur (computer science en anglais) est l’outil que l’on utilise pour faire le développement. Et qu’il faut connaître aussi. Un pc, une boite tnt, ou un téléphone portable, c’est pas pareil, même si cela reste de l’informatique sur un ordi.

    Ce sont trois choses très différentes, qu’il faut toutes maitriser pour bien faire son boulot.
    Et ça, ce n’est que le début.

    Bon, ensuite, il y a aussi des spécialisations comme, dans l’IHM, ce qui comprend toutes les interfaces avec les humains : clavier, souris, pad, écran, contrôle tactile 10 points, power gloves, lunettes virtuelles.
    Mais il y a aussi la CHM (Coopération Homme Machine), l’ergonomie cognitive, l’IA, en fin des trucs de bases pour tout ingénieur de recherche en MMI (Man Machine Interface).
    Et on peut avoir une spécialisation dans la modélisation 3D (Autocad, Euclid, Catia, GoogleMap) et donc gérer des BDD de milliards de données.
    Ou dans plein d’autres domaines (réseau, sécurité, …).

    De mon point de vue, l’informatique actuelle est toute pourrie ! Trop compliquée. Tirée par les cheveux. Avec trop d’intervenants et de langages différents, de protocoles différents, pas compatible entre eux (une vrai jungle quand tu regardes vraiment) ce qui fragilise le codage et augmente le temps de conception et les risques d’erreurs graves.

    Plus il y a de collaborateur dans l’équipe plus il faudra gérer la com entre eux et moins de temps sur le développement. Pleins de réunions, à dire ce qu’on a fait, ce qu’on va faire, ce qu’on peut faire …
    C’est logico-mathématique https://lesmoutonsenrages.fr/wp-content/plugins/wp-monalisa/icons/wpml_cool.gif

    Dans une entreprise, il y avait les 3 niveaux techniques
    – les techniciens
    – les ingénieurs
    – les chefs de projets
    et 5 Niveaux de management au dessus !
    Cela a coulé la boite.https://lesmoutonsenrages.fr/wp-content/plugins/wp-monalisa/icons/wpml_scratch.gif

  2. Petit rappel historique.
    Pour le projet “Louvois”, c’est le ministre-sénateur meusien Mr Léotard qui contre l’avis des administrations militaires imposa précipitamment sous la contrainte le logiciel.

    Bien sûr, comme à son habitude, il n’assuma rien.

  3. “il est maintenant admis en toute décontraction, au plus haut niveau de l’État, qu’il vaut mieux dépenser 60 millions d’euros par mois pour des vigiles à l’entrée des hôpitaux plutôt que d’améliorer l’infrastructure”

    Le plus haut sommet de l’état, c’est plus un secret pour personne, c’est des ordures qui oeuvrent contre la France et les français. Ils font leur boulot d’ennemis du peuple, rien de surprenant.

    Et j’ai envie de dire que c’est même pas ça le problème.

    Le problème, c’est qu’on trouve tant de gens qui ont parfaitement conscience de ça, et acceptent quand même de faire le job. Une dictature n’existe que quand des immondes salo.ards du petit peuple obéissent et suivent pour y gagner des miettes.

    “Un dictateur n’est qu’une fiction. Son pouvoir se dissémine en réalité entre de nombreux sous-dictateurs anonymes et irresponsables dont la tyrannie et la corruption deviennent bientôt insupportables.” Gustave Le Bon.

    Encore une fois, tout ça n’est possible qu’à cause des collabos.

  4. Les logiciels APB et Parcoursup contreviennent un peu aux nombreuses déconvenues rencontrées sur d’autres solutions vendues. Certes, il y a eu des problèmes de dimensionnement des infrastructures, des concepts d’orientation contestés mais des logiciels opérationnels.

    Difficile de savoir depuis combien de temps, ils étaient “dans le tuyau”, et comment s’est opérée leur genèse.

    Le marketing des SaaS (Solutions as a Service)est très agressif et bon nombre de décideurs balancent leurs solutions sur mesure contre les promesses de predictions, d’indicateurs de suivi et surtout une ligne de dépense opex dans les comptes, bien plus simple qu’un service informatique avec investissement, gestion de licences, contrats de prestations, m2 …..
    Les déçus/bernés du SaaS sont légions, mais l’omerta règne et comme la perte de maîtrise est difficilement reversible, les alternatives sont forcément complexes et chères.

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