La vague de contestations sociales de 2021 en Colombie

LES MANIFESTATIONS GÉNÉRALISÉES DU PEUPLE COLOMBIEN EN 2019-2021

Drapeau Colombien

Le contexte socio-politique en Colombie

Comme nous le résume la journaliste Rosa Espinoza : «Nous avons assisté à un certain nombre de mouvements insurrectionnels contre la législation réactionnaire en Amérique latine au cours de la dernière période, notamment au Chili et en Équateur en octobre 2019, où l’autodéfense a été organisée par les masses révolutionnaires. »

En novembre 2019 ont commencé en Colombie une série de manifestations massives de plus d’un million de personnes contre la politique anti-sociale du gouvernement, durant lesquelles on déplora dix-sept morts parmi les manifestants. En septembre 2020 avaient lieu de nouvelles manifestations pour protester contre la gravité et la répétition des violences policières, qui se soldèrent par la mort de treize autres personnes, dont certaines morts par balle, et par la dégradation de quelques dizaines de véhicules et de structures de police. Par ailleurs, il faut d’emblée rappeler que l’on dénombre aujourd’hui en Colombie plus de 21 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, ce qui correspond à plus de 42 pour cent de la population.

A l’austérité économique s’ajoute le contexte d’un siècle de domination du peuple colombien par la Droite, avec, d’abord, l’époque de l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitan et le déclin de l’institutionnalité et de l’acceptation de la dissidence politique par le pouvoir élitiste ; puis vint le temps d’Alvaro Uribe Vélez et tout un travail de constitution d’un pouvoir politique entremêlé à l’oligarchie marchande, aux grands propriétaires de terres, au narcotrafic et au paramilitarisme. La répression et la violence que l’on voit maintenant dans les grandes agglomérations, était déjà l l’œuvre dans certaines zones rurales depuis une soixantaine d’années.

La grève générale de 2021 et le mouvement associatif El Paro

C’est dans ce bourbier de pauvreté générale, de répression brutale, de connivence sinistre entre l’oligarchie de la Droite colombienne avec le narcotrafic menant à une libéralisation économique sauvage, à coup de privatisations du service public et d’augmentation des charges économiques pesant sur les plus démunis, que le gouvernement du président Ivan Duque Marquez (qui a travaillé par le passé à la Banque interaméricaine et à l’Organisation des nations Unies, et a été ouvertement financé par le milieu des grandes affaires du pays durant sa campagne) met en marche en 2021 un plan général de réformes fiscales (augmentation augmentation des droits et des privilèges des multi-nationales et du grand capital), sanitaires (privatisation des services et institutionnalisation de la pratique de faire payer au malade les frais médicaux en s’endettant avec la banque) et laborales (diminution des droits des travailleurs, diminution du fond de pensions et augmentation de l’age de la retraite).

En réponse à cela, une grève générale débute en Colombie le 28 avril 2021 et s’interrompt le 30 juin sous le poids des violences policières ; avec un engagement à reprendre le mouvement le 20 juillet si le gouvernement ne prends pas en compte les propositions de réformes légales (L’ensemble des propositions législatives sera présenté au gouvernement par le représentant de la centrale Unitaire des Travailleurs) demandées par le collectif d’organisations diverses regroupées dans le mouvement autodénomé “El Paro”- qui en espagnol signifie “le chômage” mais aussi “l’arrêt” : on entends par là l’arrêt des mesures gouvernementales qui mettent la pression sur la vie quotidienne des gens : on parle d’un manque de gestion politique de la pauvreté (laquelle a augmenté d’un tiers avec l’affaire du sars) jointe à une répression terrible des porte-parole des mouvements communautaires : depuis 2016, plus de six-cent représentants syndicaux ou indigènes ont été assassinés.

Le mouvement comprends des communautés ethniques qui manifestent depuis des années contre une intense répression, indigènes et afrodescendants, des paysans, des étudiants, des syndicats de travailleurs et des associations de voisinage à visée sociale et d’autres de défense de l’environnement. Le nom choisi pour le mouvement provient de mobilisations intenses qui s’étaient déjà déroulées dans le pays en novembre 2019 – interrompues seulement par la crise du sars – et où fit surface le slogan “A parar para avanzar” qui signie “Arrêtons (le système) pour avancer”. Le secrétaire de l’organisation Movimiento Autoridades Indigenas, Edgar Velasco, conclut ainsi son discours au sein d’un débat public organisé par le Centre de mémoires ethniques :

« La seule façon de lutter contre cette oppression, consiste en des protestations massives et des grèves permanentes. Nous invitons tout le monde […] à se mobiliser dans les citées et les rues […] afin de mettre en place un gouvernement depuis nous-mêmes et pour nous-mêmes, qui disposera alors de l’appui et de la solidarité politique, juridique et académique nécessaire pour affronter les menaces qui pèsent sur le pays.»
Mr. Velasco se revendique d’une autre version du sloggan populaire : “A tumbar para avanzar”, qu’il interprète de la manière suivante : “Faire tomber les gouvernements qui ont toujours usé de la violence contre le peuple” affirme-t-il dans la revue Amazonas. Ce slogan se manifeste parfois dans les démolitions de statues publiques représentant des personnages historiques reliés à la colonisation d’antan par les européens, prise à parti en tant que symbole ou racine de la domination de l’oligarchie néo-libérale et dictatoriale.

Des revendications nationales baffouées

A Valle del Cauca, l’une des principales urbanisations colombiennes, l’indice de pauvreté est particulièrement élevé et la ville est devenue un point fort de la mobilisation depuis le début. Durant des jours, l’ambiance y devint surréaliste : le gouvernement avait coupé l’électricité dans certaines zones et la nuit des hélicoptères survolaient la ville ; les accès routiers étaient bloqués par la population et celle-ci s’attaquait épisodiquement à des infrastructures de la banque, de la police, des centres commerciaux et des transports publics. Le gouvernement opte immédiatement pour une réponse militariste.

Dix grandes villes et certaines zones rurales se voient investies par l’armée dès le 1er mai. Le jour-même, des milliers de personnes supplémentaires descendent dans les rues pour se manifester à l’encontre de la présence des militaires et des réformes du gouvernement. Néanmoins, d’après certaines sources dont un article posté sur le site de la fédération colombienne de médecins, le mouvement El Paro bénéficierait du soutient des trois quarts de la population.

En témoigne le fait que durant tout le mois de mai, des marches pacifiques (d’après les données du gouvernement lui-même 90 des marches se dérouleraient de façon pacifique de la part des manifestants, alors que la grande presse privée met exclusivement l’accent sur une poignée d’actes de vandalisme) et des manifestations artistiques pour protester contre ce qu’ils appellent “le traitement de guerre de la revendication sociale”, se sont déroulées dans les rues de huit-cent municipalités, avec pic d’activité particulièrement intense à Cali et à Bogota, et avec une telle intensité que l’on parle à présent du “Mai Colombien”.

Une gestion dictatoriale de la crise

Le commandant général de l’armée, le général Eduardo Zapateiro, a qui le gouvernement à cédé les pleins pouvoirs pour la gestion de la crise, promis à l’époque d’en finir avec El Paro en trois jours. L’auteur de l’article posté sur le site internet de la fédération colombienne de médecins dénonce : «Des groupes paramilitaires ouvrent le feu sur les manifestants depuis des camionnettes haut-de-gamme sans immatriculations, parfois avec la complicité d’agents de police en uniforme.»

A ce jour, les organisations humanitaires dénoncent l’utilisation de la part des forces de l’ordre d’armes non autorisées par le droit international et la détention de plus de huit-cent personnes dans des locaux non institutionnels, détentions qui seraient effectuées par des agents ne portant aucune indentification. Ces organisations (“Temblores” et “Defender la Libertad”) recensent également presque deux-mille cas de violences policières, 37 meurtres, 10 cas de violences sexuelles et plus de 40 cas d’abus et violences contre des journalistes et des membres d’organisations humanitaires. Le gouvernement à nié l’entrée dans le pays aux membres de la Commission Interaméricaine des Droits Humains (CIDH).

Particulièrement frappants sont des cas comme celui de Lucas Villa, 37 ans, décédé après avoir reçu huit impacts de balle alors qu’il manifestait (deux autres personnes, dont un professeur d’université, seront blessées dans cette fusillade) ou encore le cas d’Alison Melandez, qui se sera suicidée après avoir affirmé sur les réseaux sociaux “avoir été attouchée jusqu’au fond de son âme” par des agents de l’Escadron Mobile d’Anti-émeutes (ESMAD).

Un peuple dépossédé de sa sécurité la plus basique

Dans le magazine espagnol El Salto, un étudiant colombien, Solano, affirme sa volonté et celle de son groupe d’amis de “poursuivre la lutte sociale et le travail avec les habitants des quartiers défavorisés” malgré des risques certains pour la vie : certains représentants de mouvement sociaux ont été assassinés à leur domicile par des tueurs à gages ; des cadavres sont apparus dans des poubelles, ou flottant dans une rivière ou encore au bord de la roue à la périphérie d’une grande ville, pour ne citter que les exemple couverts médiatiquement. Le dernier exemple dooné par la presse à l’heure où nous écrivons cet article concerne le jeune manifestant de vingt-deux ans Santiago Ochoa, dont la tête a été retrouvée fin juin, séparée du corps dans une zone rurale près de  Valle del Cauca. Dans ces conditions d’horreur, il faut beaucoup de courage pour s’obstiner à penser aux autres comme le font ici les Colombiens.

Un traffic d’armement au service de la répression des revendications sociales

Encore un cas qui a été relativement nommé aux informations : celui de Sebastian Quintero, étudiant en ingénierie de vingt-trois ans, qui trépassa après avoir reçu l’impact d’une grenade étourdissante dans le cou. Depuis le début des manifestations, l’ESMAD (l’escadron anti-émeutes) teste une arme dont elle vient de faire l’acquisition récemment, le “système lanceur de munitions non létales” -également appelé par le fabricant “dispositif VENOM”- un lance-grenades monté sur les véhicules blindés ou sur des trépieds, lequel peut contenir jusqu’à trente grenades à la fois, de types différents.

Premièrement, les munitions “flash bang” produisent une intense détonation lumineuse et une autre sonore de 180 décibels (A ce sujet l’ingénieur acoustique Trevor Cox, de l’université de Salford, prévient que la douleur devient insupportable à partir de 140 décibels, que à partir de 160 on peut crever le tympan et que 200 décibels peuvent provoquer un décès.) Les autres types de munitions chargées, et tirées, simultanément dans le Venom consistent en des grenades dispersant de la fumée et des gaz irritants ou encore des granules de caoutchouc dans toutes les directions. Chaque lanceur a coûté la bagatelle de 120 000 dollars.

Le Venom est fabriqué et commercialisé par CTS Combined Tactical Ssystems, une compagnie basée aux États-Unis qui officiellement fournit ce genre d’équipements aux forces armées états-unienne, égyptienne et israélienne. Néanmoins, ses produits sont connus pour avoir joué un rôle de répression dans beaucoup d’autres pays. Le représentant de CTS au Mexique, Daniel Gomez-Tagle, affirme : « Le Venom a été conçu pour des scénarios de guerre. J’ai vu l’armée israélienne l’utiliser dans ce contexte.» José Miguel Vivanco, un avocat chilien dédié à la défense des droits de l’homme, nous avertit également :« Il s’agit d’une arme […] complètement inappropriée pour une utilisation lors de manifestations en majeure partie pacifiques […] De plus, la police colombienne emploie cette arme d’une façon encore plus dangereuse : les grenades doivent toujours être tirés en cloche, avec une trajectoire parabolique, jamais en ligne droite vers une cible, comme ils le font.» Le niveau de violence des forces de maintient de l’ordre envers les manifestants est d’une telle ampleur que plus de cinquante membres du Congrès des États-Unis ont envoyé une lettre au secrétaire d’état où ils demandent à l’administration Biden de suspendre son assistance au gouvernement colombien.
L’entreprise Combined Tactical Systems (CTS) est spécialisée dans la fabrication et la vente d’armes dites “non létales”.

Des agressions physiques et administratives constantes…

A toute cette violence physique, il faut ajoutter une violence institutionnelle qui s’est clairement manifestée dans la décision du Sénat de voter contre la proposition de faire peser une motion de censure sur le ministère de la défense, ce qui aurait suspendu les violences policières. L’ancien ministre des technologies de l’information et de la communication clame dans un tweet : « Le Sénat de la République a donné son aval à l’assassinat de jeunes et au terrorisme d’état.» La Cour Générale de justice, de son côté, a ouvert une enquête contre quatre membres du Parlement qui se sont montrés favorables au mouvement El Paro, et le procureur général avait quant à lui menacé les chauffeurs de camions de les exproprier de leurs véhicule s’ils continuaient à manifester. Ces organismes et institutions prétendument démocratiques se rangent donc du coté de la répression et de la brutalité policière plutôt que de protéger une population qui fait démocratiquement usage de ses droits constitutionaux pour montrer qu’elle ne veut plus considérer la misère et la guerre comme des situations normales.

… et quelques agressions culturelles épisodiques

Enfin, il faut déplorer un troisième type de violence exercée sur le peuple : la violence morale des principales chaînes télévisées du pays (comme RCV ou Caracol) qui qualifient à tout va les manifestants de “vandales” ou même de “terroristes”. «La stratégie de l’état colombien consiste à criminaliser les revendications et créer un silence médiatique au niveau international» peut-on lire dans le journal El Salto. Cette stratégie d’occultation et de diffamation est relayée à l’étranger par un quotidien de langue espagnole basé à Miami et appartenant à une entreprise états-unienne de presse écrite (El Nuevo Herald) qui minimise grotesquement la portée du mouvement El Paro en faisant porter toute la responsabilité des émeutes sur une classe de jeunes inoccupés influencés par les réseaux sociaux ; et par un écrivain franco-colombien qui a écrit deux ou trois livres sur le narcotrafic, Eduardo Mackenzie, auto-proclamé ici chantre de la répression à visées sécuritaires et qui, dans un article en français paru le 8 juin 2021 dans le journal de Droite “Dreuz”, se plaint que la réponse du gouvernement colombien ne soit pas plus énergique. Il y clame par exemple les propos suivants : « Le mouvement El Paro entend dialoguer avec le gouvernement en même temps que ses vandales terrorisent les villes par des fusillades, des incendies et des attaques barbares contre la force publique […] Mais, habitués à taper sur la Colombie et s’en sortir sans le moindre reproche de la part du gouvernement, ces individus accélèrent. Qu’attend le président Ivan Duque pour s’inspirer de la Constitution afin de combattre la vague de violence ? »
Voilà une curieuse revendication qui pourrait arriver aux oreilles du peuple colombien depuis Paris… et un exemple anthropologiquement significatif de la classe des intellectuels corrompus et achetés (pour quelques miettes) par les idéologues et missionnaires de la Droite mensongère et autoritaire.

Dans le vide d’un argumentaire basé sur la diffamation et l’incitation à la haine, il pousse la grossièreté jusqu’à agiter au nez du lecteur la foudroyante image de soi-disant bébés morts à cause du manifestants pour essayer à n’importe-quel prix de faire un contre-poids rhétorique aux victimes de meurtres de la part des forces armées, victimes, elles, aux nom bien réels, comme certains que nous avons mentionnés dans cet article.

Une militarisation de plus en plus en dehors de tout contrôle démocratique

Nous aimerions enfin citer ici l’analyse, plus nuancée et informée, faite par deux chercheurs au Centre Delas d’Études pour la Paix (Tomas Gisbert et Maria Jesus Pinto) :
« Le traitement que le gouvernement a donné, par l’intermédiaire de la police et de l’armée, à la population mobilisée, montre que l’on ne perçoit pas les citoyens comme exerçant leur droit légitime à la revendication pour un pays meilleurs, mais que l’on voit en eux un ennemi interne qu’il faut mater ou, si nécessaire, abattre, pour le maintenir sous contrôle. Cette vision entre pleinement en cohérence avec la Doctrine de Sécurité Nationale née aux États-Unis en pleine guerre froide, et qui considérait les luttes sociales du peuple comme une menace interne. Or, des milliers de militaires latinoaméricains ont été éduqués aux États-Unis, dans le cadre de cours dispensés au sein de l’École des Amériques qui se trouvait au Panama.» (aujourd’hui l’Institut de l’Hémisphère occidental pour la Coopération sur la Sécurité)..

D’après ces chercheurs, plus de cent-mille militaires colombiens ont été entraînés aux États-Unis durant les vingt dernières années, alors que durant ce temps les effectifs des forces armées du pays ont presque doublé. Enfin, les dépenses engendrées par lesdites forces armées représentent 16 pour cent du budget total du pays, pour une dépense moyenne de 28,5 millions de dollars par jour en équipement militaire, malgré la crise sanitaire et la consécutive augmentation de la pauvreté. La Colombie est le second pays d’Amérique après les États-Unis en pourcentage de dépense militaire, et le troisième après le Brésil en quantité de devises. Pire encore : entre 1935 et 2015, ont été signés un total de plus de mile-deux-cent accords juridiques impliquant une privatisation croissante des forces armées publiques

Une dictature déguisée en démocratie ?

Un correspondant au Venezuela, Milton D’león, résume ainsi la situation que nous essayons de décrire : « Dans ce cadre, la Colombie devient un pays où tous ces plans ont été imposés par une politique de terrorisme d’État, où le régime colombien, à travers les différents gouvernements, a imposé ses plans en profitant de la soi-disant guerre contre le trafic de drogue et de l’insurrection de la guérilla, où toute lutte sociale, toute protestation des travailleurs ou toute revendication des jeunes était considérée comme un foyer d’insurrection et donc fortement réprimée et soumise aux lois du terrorisme d’État (vieille tactique qui peut être appliquée partout comme on le voit avec l’État d’Urgence permanent que nous subissons en Occident) contre lequel les jeunes et les travailleurs se sont rebellés, contre une situation insupportable, c’est ce que nous vivons en Colombie.»

Devant l’absence d’explications données par la presse nationale et étrangère, on pourrait penser que les gigantesques émeutes qui secouent la Colombie en mai 2021 constituent une explosion arbitraire qui déchaîne sur les institutions publiques un surplus de frustration personnelle. En réalité, nous venons de voir qu’il n’en est rien et que, bien loin d’un défoulement injuste, la jeunesse et le peuple colombien en général manifeste, depuis la fin de 2019, avec un admirable courage, son indignation légitime face à une nouvelle vague de réformes néo-libérales et de violence mafieuse qui viennent couronner un siècle de domination du pays par une Droite des plus sordides.

Xelnaga

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