Le Big Four des cabinets d’audit : austérité, privatisation et finance offshore

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Comment les cabinets d’audit participent et organisent le pillage des richesses des nations

 

Le pouvoir de la Banque (par l’usure) dans nos sociétés contemporaines ne peut être pleinement compris, si nous n’abordons pas brièvement le rôle des cabinets d’audit dans l’exploitation des nations et la mise en esclavage des peuples. Le pouvoir des banquiers que je décris dans mon livre, n’a pu se développer de manière considérable, au XXème siècle, que par l’intermédiaire d’un autre cartel parallèle. Ce dernier dont l’opacité rivalise avec le secteur bancaire, joue lui aussi, un rôle crucial au sein de notre Capitalisme Financier moderne.

En effet, j’ai déjà évoqué brièvement le point de basculement philosophico-politique qui s’est opéré au cours de la Renaissance italienne, en particulier avec l’avènement politique des Medicis. Dans mon ouvrage, j’ai essayé d’identifier le phénomène qui a permis à une famille de banquiers italiens d’exercer un pouvoir considérable au sein de la cité Florentine puis dans l’ensemble de l’Europe, sans subir le traitement que l’Antiquité et le Moyen-Age réservaient aux usuriers.

Et parmi les pratiques qui ont permis l’émergence de la puissance de cette grande famille de banquiers florentins, j’ai notamment évoqué la vulgarisation de la comptabilité en partie double. Ainsi c’est par cette technique de comptabilité que fut tolérée, acceptée puis développée l’activité usuraire. C’est cette même pratique, très courante de nos jours, qui sert encore à organiser la domination du pouvoir de l’usure, en occultant la fraude et la corruption généralisée.

En effet, la comptabilité, chose qui a évidemment une utilité pratique, parait de nos jours complexe et technique pour les non-initiés. En réalité elle permet très souvent (à une grande échelle) d’organiser la vampirisation des richesses par les différents organismes financiers, tout en présentant leurs activités comme licites pour la masse des non-initiés. Encore de nos jours où pourtant leurs activités sont florissantes, les comptables, experts-comptables, cabinets d’audits, etc. sont des acteurs financiers dont l’influence et le pouvoir sont malheureusement assez peu connus du grand public tant l’opacité du milieu est importante.

On parle légitimement de la responsabilité des banques dans les crises financières, mais l’on passe souvent sous silence la responsabilité des « comptables » qui pourtant avalisent et légitiment la fraude financière transnationale. Pourtant les grandes banques et les multinationales ont des « comptables », mais qui sont-ils ?

Il est évident que la corruption, la cupidité et l’avarice ne concernent pas uniquement les banques et les banquiers. Ces vices aussi vieux que l’humanité sont aussi très bien partagés par les professions que nous nommerons par facilité de langage les « comptables » (comptables, experts-comptables, auditeurs…). Une enquête britannique de 2015 effectuée auprès de 1 700 comptables à travers le monde, dont 400 en Grande-Bretagne, a d’ailleurs démontré le manque de probité de cette profession.

Ainsi, il en est ressorti que plusieurs « pratiques non-éthiques » sont profondément enracinées au sein de cette corporation. À savoir que la moitié des sondés reconnaissent « avoir fait l’objet — ou connaissait quelqu’un qui avait subi — de(s) pressions de la part d’un responsable hiérarchique ou d’un collègue en vue d’ignorer une correction faite sur une série comptable ». Dit plus simplement : 1 comptable sur 2 affirme avoir délibérément fermé les yeux sur une erreur manifeste qui s’apparentait à une fraude.
À cela s’ajoute que plus d’un tiers des interrogés ont déclaré dans cette enquête « connaître des membres de leur staff de direction qui avaient pris une décision favorable à un résultat commercial pour une société ou un client alors même que la décision n’était pas éthique ». Enfin les deux tiers des sondés pensent que de 5 à 10 % des membres de leur profession ont aidé leurs clients à mettre au point des comptes délibérément faussés, alors qu’un dixième pensent que ce nombre s’élève à un quart (25 %)…

L’ensemble de ces résultats viennent conforter le fait que nombre de scandales financiers et de fraudes comptables ont été médiatisés ces dernières années (depuis le début des années 2000), notamment par les révélations cruciales du scandale financier de 2014 LuxLeaks, ou les noms des grands cabinets d’audit apparaissent comme des acteurs importants, si ce n’est les principaux instigateurs dans la plupart des cas de fraude financière.

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​Le Big Four

 

Les quatre plus grands cabinets d’audit du monde sont anglo-saxons, britanniques ou américains : Deloitte, Ernst & Young (EY), KPMG et PriceWaterhouseCoopers (PwC). Les connaisseurs les désignent comme le « Big Four » (Big 4). Ils sont incontournables dans le monde des multinationales et de la finance.
Ces firmes du Big Four sont par conséquent d’énormes entreprises : elles emploient plus de 500 000 personnes dans le monde, dont environ 22 000 rien qu’en France. Leur activité principale réside dans le fait de certifier les comptes financiers des entreprises, mais elles peuvent également exercer d’autres missions spéciales comme l’audit des systèmes d’information ou de fusions-acquisitions.

D’un point de vue historique, l’expansion des cabinets d’audit trouve son origine avec le développement de l’Ouest américain au XIXe siècle. Les mines et les chemins de fer sont financés presque exclusivement par les capitaux de la City de Londres. Ainsi, les financiers britanniques veulent s’assurer que les projets sont bien réalisés et ils envoient leurs « experts » vérifier la bonne marche des travaux sur place. C’est de cette manière que tout a commencé. C’est en réalité par la volonté de la City de ne pas laisser s’échapper la captation des richesses étasunienne que la saga de l’audit a démarré. Ainsi au cours des années 1920, près de 80 % des entreprises américaines cotées en Bourse faisaient déjà un audit sur une base volontaire.

Cependant, c’est la crise de 1929 qui opéra véritablement un basculement dans le monde de l’audit. En effet, sous prétexte de faillites en masse provoquées par la contraction monétaire (entreprise par la Réserve Fédérale américaine), de nouvelles règles financières furent introduites. La SEC (Securities and Exchange Commission) nouvellement créée, devint le nouveau gendarme de la Bourse et imposa l’audit à toutes les entreprises avec ce prétexte des faillites d’entreprises. Néanmoins étrangement, la loi laissa aux entreprises le soin de choisir leurs auditeurs. Par conséquent, dans le pays du libéralisme économique triomphant, on constatait la création d’un marché garanti par l’État au bénéfice des entreprises privées…

Ainsi, à partir de cette date, le principe moderne de l’audit était défini et les cabinets d’audit devaient donc auditer leurs propres clients, souvent très fidèles, qui les rémunéraient ensuite pour cela. Sur le plan de la logique et de la lutte contre les conflits d’intérêts, il faut l’avouer on a déjà fait mieux… Il est évident qu’à partir de cette date la collusion, la fraude et la corruption par cette nouvelle pratique de l’audit à l’anglo-saxonne furent érigées en système.

L’exemple de la banque britannique Barclays est d’ailleurs significatif, elle qui a conservé le même auditeur, PwC, pendant… 120 ans. En effet, le contrat initial fut signé en 1896 avec Price Waterhouse et c’est seulement depuis quelques mois que la banque lance désormais un appel d’offres pour choisir son auditeur.

Bien sûr, les grands cabinets d’audit du Big Four soulignent que ces dérives opaques appartiennent désormais au passé. D’ailleurs une nouvelle régulation européenne, votée en 2014, a instauré de manière progressive (sur plusieurs années) une obligation pour les entreprises à changer son auditeur tous les dix ans. Dix-sept entreprises du FTSE 350 (350 plus grandes sociétés cotées au London Stock Exchange : en quelque sorte le CAC 40 français) ont fait un appel d’offres pour leurs auditeurs en 2012. Il y en avait trente en 2013, et environ cinquante en 2014.

Mais c’est au cours de la décennie 1980 que le poids du Big 8 (ancien Big Four) s’est encore accentué. En pleine dérégulation financière, les multinationales anglo-saxonnes étendirent leurs tentacules. Il était nécessaire pour les cabinets d’audit de s’accroître afin de maîtriser les normes comptables de dizaines, voire de centaines de pays. Progressivement, ces derniers ont donc fusionné les uns avec les autres, pour grossir de plus en plus. Les Big 8 devinrent les Big 6 en 1989, avec deux rapprochements géants, créant Deloitte et Ernst & Young. Puis la création de PwC une décennie plus tard les fait passer au Big 5, puis au Big 4 en 2002.

D’ailleurs petite parenthèse pour démontrer encore davantage l’escroquerie du monde de l’audit et ne prendre qu’un cas révélateur de la duplicité de ces grands groupes : les membres du Big Four étaient déjà très important dans la période pré-crise des Subprimes et cela ne les a pas empêché d’accorder leur approbation et certification de comptes de multiples grandes entreprises malades financièrement.

Les arguments de sécurisation et de contrôle pour éviter une crise financière sont évidemment des écrans de fumée. Il est à noter que ce motif a aussi été présenté lors du projet de loi adoptant la Réserve Fédérale américaine en 1913. En réalité, comme les banques centrales indépendantes, les grands cabinets d’audit semblent bien être des instruments de captation et de prise de contrôle des autres entreprises par l’intermédiaire de leur comptabilité, au profit des grandes banques transnationales.

Pour ce qui est de l’argument sur la sécurisation des entreprises : lors de la crise de 2008 au minimum les cabinets d’audit n’ont rien vu venir des problèmes d’une banque comme Lehman Brothers et des autres grandes banques, dont ils avaient contresigné les comptes, ce qui prouve leur incompétence. Et dans le pire des cas (le plus probable), au contraire ces firmes font partie intégralement du système de fraude et corruption généralisées, et c’est cette hypothèse que nous allons essayer de démontrer.

 
La fraude au cœur du Système

 

Même s’il est vrai qu’un comptable (même membre du Big Four) ne peut pas être tenu comme responsable de la mauvaise gestion d’une entreprise, force est de constater que ces grands cabinets d’audit malgré leurs moyens financiers, personnels qualifiés, etc. échouent trop régulièrement dans leur rôle de chien de garde de la comptabilité des entreprises. En réalité, l’information aux investisseurs est limitée et ils ne garantissent pas suffisamment la fiabilité des comptes. D’ailleurs aux États-Unis, de manière révélatrice, les professionnels de la comptabilité affirment simplement que les comptes proposent une « vision vraie et juste » de l’entreprise. Ce qui dans les faits, résume parfaitement l’activité de cette corporation.

Pourtant les grands cabinets du Big Four sont un consortium aux puissances gigantesques, on pourrait s’attendre à une réelle qualité de contrôle, mais en réalité, ils s’apparentent surtout à un cartel de l’audit à son propre service et surtout aux services des puissances financières. Les petits comptables sont les premiers à le dire et l’expliquent aisément : il leur est impossible de faire l’audit d’une grande banque ou d’une multinationale, car ce sont des organismes trop grands et trop complexes.

Seuls ces quatre cabinets Deloitte, Ernst & Young (EY), KPMG et PriceWaterhouseCoopers (PwC), qui comptent près de plusieurs centaines de milliers employés chacun, en ont les moyens et les compétences. D’ailleurs, par le biais de la mondialisation financière, les grandes banques (principaux investisseurs) ont de manière délibérée réclamé le tampon d’approbation des Big Four, avec toujours comme prétexte de minimiser le risque. Les grandes banques détestent travailler avec des entreprises qui sont auditées selon des normes comptables locales. Pour les principales banques transnationales, la signature des Big Four est un gage de sérieux, une marque reconnue de tous, qu’elles exigent.

C’est cette technique qui explique la toute-puissance des quatre grands cabinets d’audit. Ces entreprises comptables sont le pendant des banques. Ainsi, par cette collusion grandes banques/grands cabinets d’audit, les membres du Big Four sont présents dans plus de 180 pays. Ils se présentent également comme des firmes « mondialisées » (Global in English). À eux quatre, ils forment tout simplement les plus grandes entreprises de la planète dont le chiffre d’affaires avoisine les centaines de milliards de dollars annuels et dont les effectifs représentent près d’un million de personnes à travers le monde. Bien sûr ils ont des dizaines de milliers de clients, dont les plus grandes entreprises et les très riches particuliers. De plus, étant très présents dans toutes les instances financières internationales, les cabinets ont réussi à faire évoluer les normes internationales en leur faveur. Avec deux objectifs : rendre l’audit moins coûteux à réaliser, mais surtout éviter les poursuites judiciaires. Les normes comptables sont ainsi devenues beaucoup moins flexibles, et donc moins ouvertes à interprétation.

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​La privatisation pour rentabiliser de nouveaux marchés

En effet, les quatre géants de la comptabilité et de l’audit, les Deloitte, PriceWaterhouseCoopers, KPMG et Ernst & Young sont grassement rémunérés pour auditer les entreprises avant leur mise en vente. Côté juridique, les principaux acteurs de la privatisation sont les grands cabinets d’avocats mondiaux, pour la plupart britanniques, comme Freshfields Bruckhaus Deringer, Clifford Chance, Allen & Overy et quelques autres.

 

Il est clair que les deux principaux protagonistes la privatisation en Europe sont d’abord les deux grandes banques d’affaires, Rothschild et Lazard. Un domaine d’activité qu’un ancien banquier de Lazard a d’ailleurs décrit ainsi : « C’est un marché qui offre des taux de profit très importants… Toutes les dépenses sont payées, et il n’y a pas de capital propre en jeu. On ne peut pas faire plus avantageux. » D’autant que la banque d’affaires peut jouer sur deux tableaux : d’un côté, sa branche de conseil financier se fait rémunérer pour le suivi des processus de privatisation, de l’autre, sa branche de gestion d’actifs se retrouve souvent en position privilégiée lors des introductions en bourse.

Évidemment, comme Lazard ou Rothschild, les cabinets d’audit bien souvent, sous-évalue la valeur des entreprises mises en vente pour mieux en profiter de l’autre côté, ce que les banques et cabinets d’audit, évidemment, nient, en assurant maintenir une barrière étanche entre ses deux branches…

La tendance de privatisation enclenchée en Europe entraine en réalité, des conflits d’intérêts gigantesques, voire de la corruption généralisée, et l’on peut considérer ces abus comme systémiques dans l’Union européenne.

Pour ne prendre qu’un exemple des privatisations en Italie : le président de Poste Italiane (La Poste italienne) était un membre du conseil d’administration de Rothschild, tandis que l’un des membres du conseil de Ferrovie dello Stato (l’entreprise ferroviaire publique) était lui un dirigeant d’Ernst & Young… Et nous pourrions énumérer des centaines de cas similaires à ces derniers, sur le Vieux continent.

Mais pour mieux appréhender ce phénomène de collusion généralisée (le tiers lésé étant les peuples et les nations), il est bon de se focaliser sur les cabinets d’audit qui sont de plus en plus puissants et qui sont actuellement les principaux acteurs de ce système, car ils exercent des activités et missions de plus en plus variées pour leurs clients.

Le droit anglo-saxon contre les peuples

 

En effet, pour faciliter le vol et la captation des richesses, les grandes entreprises de l’audit fournissent des prestations intellectuelles qui se déclinent selon la terminologie anglo-saxonne : Audit/Assurance, Tax (ou Legal&Tax), Advisory/Consultancy (Conseil).

Toutes ces activités qui paraissent complexes et techniques ne visent en réalité qu’à cacher (ou habiller) une chose : l’organisation des conflits d’intérêts et la prédation des richesses. Car les cabinets d’audit qui savent (comme les banques) cultiver le culte du secret et de la respectabilité sont intrinsèquement des entités où règnent la corruption et la collusion d’intérêt.

C’est quand ils sont les certificateurs légaux en tant qu’auditeurs (commissaires aux comptes) des comptes des entreprises clientes ou encore quand ils sont auteurs d’une multitude d’enquêtes dans des domaines variés sur les plans nationaux et internationaux (notamment dans les nombreux forums et autres think tanks néolibéraux comme Davos) que les cabinets d’audit apparaissent comme respectables.

C’est derrière cette façade de mission légale, de rigueur et d’expertise, qu’ils organisent et commettent pourtant leurs activités de fraude fiscale, maquillage de compte, collecte d’informations, etc… Évidemment, ils se font les militants de la nécessité absolue de ne pas être en situation de conflit d’intérêts, mais en réalité ces structures parasites en sont de formidables symboles.

Ces cabinets sont également devenus les acteurs incontournables en matière de fiscalité des multinationales. Ils ne se contentent pas de pratiquer l’audit, qui représente moins de la moitié de leur chiffre d’affaires. Ce sont elles qui imaginent les méthodes les plus efficaces pour utiliser au mieux les législations des différents pays. Mais aussi, elles n’hésitent pas à créer des cabinets d’avocats prétendument indépendants du reste de leurs activités, ou à faire partie d’associations censées édicter les normes comptables internationales, dont elles sont en fait les véritables auteurs…

En plus de l’Union européenne, les Big Four ont déjà véritablement infiltré l’ensemble des rouages des administrations publiques, des gouvernements nationaux ou régionaux, des institutions internationales…

Les cabinets d’audit pillent les États, mais ces derniers leur passent commande pour plusieurs milliards de dollars par an. D’ailleurs pour les « comptables », les États sont à considérer comme des « pigeons » par excellence, la bête (vache à lait) sur laquelle on peut facilement se faire beaucoup d’argent. De la même manière que les « bad banks » qui servent à isoler les produits financiers toxiques, les Etats servent à refourguer les produits que personne ne veut. La finalité étant la même : la facture sera payée par le contribuable.

Preuve, que ces firmes agissent comme un véritable cartel : elles sont impossibles à contourner. Ainsi, elles auditent 99 des 100 plus grandes entreprises britanniques, l’immense majorité de celles aux États-Unis (plus des 2/3) et toutes les sociétés du CAC 40. Pour la France, Ernst & Young, il y a encore peu de temps, contrôlait l’audit de 22 sociétés du CAC40. De fait, les Big Four ne sont souvent que deux ou trois sur le terrain, chacun dominant un pays. Au Royaume-Uni, PwC est l’entreprise leader. En Espagne, c’est Deloitte. En Allemagne, KPMG a près de la moitié du marché, tandis qu’il est encore petit en France, où c’est donc Ernst & Young qui est le numéro 1. Vous imaginez bien qu’à hauteur de plusieurs millions d’euros l’audit, pour les plus grosses multinationales, le marché suscite beaucoup d’appétit à certains…

 
 
Pour aller plus loin sur la domination du droit anglo-saxon

 

La collusion étatique et privée
 
Les grands cabinets d’audit comme les grandes banques fournissent dans une moindre mesure l’establishment politico-économique des pays, et plus particulièrement au Royaume-Uni. Un rapport parlementaire britannique en 2013 avait d’ailleurs révélé que les Big Four détachaient, comme les banques, leurs employés auprès des ministères, pour apporter leurs « compétences techniques ». Il cite l’exemple de cet associé de KPMG qui a travaillé auprès du fisc britannique pour l’aider à développer des « boîtes à brevets », qui offrent une faible imposition sur les innovations. Peu après, KPMG a produit des brochures en papier glacé pour inciter ses clients à utiliser ces boîtes. Ainsi, il n’est pas compliqué de comprendre qu’ils influencent les lois fiscales, puis vendent aux clients la meilleure façon de les contourner ».

 

Inversement, les grands cabinets d’audit aiment aussi recruter d’anciens hauts fonctionnaires, pour s’ouvrir les coulisses du pouvoir. L’ancien patron du fisc britannique, Dave Hartnett, a entamé une lucrative carrière de consultant auprès de Deloitte quand il a pris sa retraite. Mark Britnell, qui a longtemps été chargé de la sous-traitance dans le système de santé britannique, a désormais rejoint KPMG, qui conseille de nombreuses entreprises privées du secteur. À la différence des grandes banques, le problème des cabinets d’audit est qu’ils pratiquent un lobbying qui est plus difficile à cerner, car ils mélangent les genres. Lorsqu’ils sont dans un ministère ou une entreprise, on ne sait jamais vraiment quel est leur rôle, s’ils font de l’audit, du conseil en fiscalité ou du conseil en politiques publiques…

Car les cabinets d’audit en plus de noyauter les appareils étatiques servent aussi à identifier plus facilement les richesses des entreprises et ainsi à les capter plus facilement. Car par leurs missions, ils ont une connaissance sur l’entreprise, son activité, ses clients et c’est cette « connaissance » qui leur donne un grand pouvoir. Par conséquent, ils peuvent aussi jouer un rôle politique dans le développement d’entreprises et leurs prises de contrôle par les grandes institutions financières.
Et si l’on souhaite une preuve supplémentaire de la « grande probité » et de la « haute morale » de ces grands cabinets d’audit, il nous faut examiner leur surreprésentation au sein des paradis fiscaux.

Le paradis fiscal en tant que norme du comptable

 
Vous ne trouverez aucune documentation sur le sujet, mais les grands cabinets d’audit conseillent aussi les ultra-riches. Ils sont très actifs et ont tous développé une activité de « Family Office ». Il s’agit de gérer la fortune de ces grandes familles capitalistes. La palette des services offerts est très vaste et peut aller jusqu’à gérer l’acquisition de yachts et jets privés en passant par des tableaux de maître et/ou des bijoux en diamants, conseiller l’investissement dans les start-up, intervenir comme médiateur dans les familles à problèmes, organiser une soirée privée dans un site luxueux et de multiples services privés… Mais leur activité principale reste la gestion des impôts.

 

À l’heure actuelle du régime de l’Eurocratie synonyme de bancocratie, il n’existe pas de réel indicateur de l’évasion fiscale, tout simplement, car il n’existe aucune volonté politique d’endiguer ce fléau à l’heure de la mondialisation financière, contrairement au respect de la norme du déficit budgétaire de 3 % du PIB.

Il s’agit pourtant d’une coupable contradiction pour le citoyen lambda. Alors qu’en réalité c’est une cohérence parfaite pour les agents de la globalisation financière dérégulée.

Évidemment le système d’évasion fiscale est un phénomène mondial et il est par nature opaque, car il n’existe aucun chiffre fiable, mais il est néanmoins possible de s’en rendre compte à travers deux paramètres fournis par les grandes firmes financières : pays d’implantation, nombre de bureaux par pays d’implantation.
En effet, les entités internationales de chacun des Big Four (tous anglo-saxons) sont immatriculées : au Royaume-Uni pour Deloitte, PwC et EY (« UK private company limited by guarantee ») et en Suisse pour KPMG (« Swiss Verein »). L’ensemble des entités américaines de chacun des Big Four sont quant à elles immatriculées (sans aucune exception) dans l’État du Delaware, souvent qualifié de plus grand paradis fiscal du monde.

On peut s’apercevoir que les grands cabinets d’audit ont une présence systématique dans le top 50 des paradis fiscaux régulièrement publiés par les organismes spécialisés. Il existe évidemment une déconnexion entre l’activité économique réelle des paradis fiscaux (population active, PIB) et l’importance des effectifs de ces cabinets dans ces pays aux conditions fiscales favorables. Ainsi sur les 40 paradis fiscaux étudiés (données disponibles en 2015), les effectifs des Big Four s’élevaient déjà à 224 277. La surreprésentation (sureffectifs) s’élève à 124 909 soit 55,7 % des effectifs totaux…

 

​Le jeune cadre dynamique : auditeur, un métier d’avenir ?
D’ailleurs, il est intéressant d’étudier brièvement le profil type de l’auditeur, car les cabinets d’audit sont parmi les entreprises préférées des jeunes diplômés en France. Depuis plusieurs années, environ 240 000 personnes sont recrutées annuellement par les cabinets d’audit. Ce qui prouve qu’il existe un énorme turn-over dans ce secteur, mais alors quelle en est la raison ?

 

On peut avoir un début de réponse en examinant le profil type de l’auditeur à travers deux mécanismes : l’esclavage mental et le parasitisme social.

En effet, les cabinets d’audit comme beaucoup de firmes au service de l’oligarchie financière ont une structure pyramidale. Évidemment ce système consomme beaucoup de jeunes recrues. Les grands cabinets d’audit attachent une grande importance à leur recrutement. Il leur faut tout simplement des collaborateurs totalement investis dans leurs missions, pour ne pas dire totalement soumis. Les nouveaux employés ont donc une espérance de vie limitée au sein de ces organisations. Peut-être encore plus que dans les grandes banques actuellement.

D’ailleurs, comme toutes les activités purement tertiaires et parasites (surtout la comptabilité), il s’agit d’activités fastidieuses qui mobilisent une équipe travaillant selon une division du travail et des procédures strictes. Compte tenu de ce fort turn-over, entre 3 et 4 000 jeunes diplômés sont recrutés en France chaque année dans les quatre grands cabinets. En général, les firmes recherchent le profil du bon élève de l’école avec une docilité importante, peu créatif, sans grand talent, mais qui associe cependant la performance à la notation. Il faut également que dans la mentalité de l’auditeur, il n’y ait pas de remise en cause de la règle et de l’autorité.

En réalité, pour ce qui est des gens brillants, ils vont encore directement dans le secteur bancaire et très peu dans les cabinets d’audit. Néanmoins, actuellement face à la défiance du grand public contre les banques et l’accroissement de l’activité des auditeurs, il est peut-être désormais plus socialement acceptable de travailler dans le secteur de l’audit, et les opportunités de passerelles d’un secteur à l’autre sont plus importantes qu’auparavant.

Dans notre société tertiarisée ou le parasitisme social est érigé en modèle, le métier d’auditeur est donc de plus en plus prisé par les jeunes diplômés sortant des grandes écoles et des meilleures universités. Comme on l’a dit, l’organisation au sein de ces grandes entreprises est hiérarchique et pyramidale. Ainsi, le recruté commence stagiaire en réalisant des tâches répétitives et limitées, puis il devient éventuellement consultant junior, consultant senior, superviseur, manager et, enfin pour quelques-uns seulement, associé.

La progression au sein de ces cabinets est régie par un système de sélection, appelé up or out : soit l’auditeur est bien évalué et monte dans la hiérarchie (up), soit il « redouble » (sic), ce qui revient à lui signifier qu’il doit quitter le cabinet (out). Ainsi, chaque auditeur est constamment évalué après chaque mission et une évaluation annuelle le classe de A à D selon le jugement par ses supérieurs de sa performance.

Dans ce système de notation, tout l’enjeu est que les auditeurs intériorisent ces règles. Les auditeurs sont souvent de bons élèves, mais qui n’avaient pas de vocation particulière au départ. Ils choisissent souvent l’audit par défaut, comme une activité généraliste qui est censée ouvrir des portes et permettre l’accès à des carrières prestigieuses. Très vite, les auditeurs qui sont rétifs à ce système ne restent pas longtemps au sein du cabinet. Ceux qui restent en acceptent les règles du jeu. Un bon auditeur doit estimer qu’au fond la notation est légitime et s’inscrit dans la continuité du système scolaire.

On l’imagine aisément, dans cette ambiance de sélection exacerbée à l’anglo-saxonne, la durée de travail est bien souvent sans limite. Les Anglo-saxons évoquent une culture extrême des horaires de travail. Ainsi, au-delà de la qualité même du travail, il est bien vu de travailler au-delà du raisonnable, jusqu’à 15 heures par jour, voire davantage tant que l’on tient le coup. C’est le signe de soumission totale pour l’organisation.

Il n’est pas nécessaire pour les managers d’exercer de contrainte pour que les salariés s’engagent sans compter. Par ce système l’auditeur est par conséquent à rapprocher du modèle d’esclave volontaire ou encore du profil « de la bonne gagneuse » décrit par Jérôme Kerviel dans son activité de Trader à la Société Générale.

En plus de l’argent d’un salaire confortable, l’intérêt principal de ces jeunes auditeurs pour cette profession est d’abord le prestige, le sentiment, savamment entretenu par la culture organisationnelle, d’appartenir à l’élite des affaires. Ce qui en réalité, est loin d’être le cas pour l’immense majorité des employés de cabinets d’audit.

Mais comme, les missions dans ces grands cabinets se déroulent dans de grandes entreprises. Ils rencontrent des responsables haut placés et doivent mener à bien dans des temps très courts des projets stratégiques. L’excitation de côtoyer le pouvoir se combine à une exigence de performance où l’erreur n’est semble-t-il pas tolérée. Les qualités de l’auditeur (exigence, capacités de travail, résistance au stress) sont ensuite appréciées des entreprises. Le passage de quelques années par un cabinet d’audit est ainsi la promesse de l’accession à des postes à responsabilité pour ceux qui font le choix volontaire d’aller voir ailleurs. Cette conception élitiste est elle-même renforcée par une vision altérée de la vie professionnelle extérieure à celle des cabinets.
C’est par cette technique d’illusion permanente, mêlée à une grande exigence que les grands cabinets d’audit arrivent à avoir une main-d’œuvre docile, efficace et prête à tout pour l’entreprise. Par conséquent, c’est cet état d’esprit de l’auditeur (esclavage mental) qui entraine de manière systématique une déconnexion morale (comme pour le trader) et des pratiques et comportements proches de la prédation et du parasitisme social.

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Quelques exemples de fraudes avérées
Il existe de nombreuses preuves et d’exemples de la fraude généralisée exercée par les firmes du Big Four.

 

On en retrouve cités par exemple dans un rapport du Sénat américain de 1992, traitant de la faillite bancaire de la Bank of Credit and Commerce international, où il y ait dit que « les firmes d’audits ont été déclarées responsables de dissimulations pour avoir causé ainsi des torts importants aux clients et déposants de la BCCI ».

En 2001, la faillite d’Enron (entreprise de capitalisation boursière texane) a d’ailleurs marqué un tournant avec les années de dérégulation forcenées des décennies 1980-1990. La fraude comptable d’Enron provoqua la faillite du cabinet d’audit géant Arthur Andersen, ouvrant l’ère des Big Four. Les autorités américaines avaient même été contraintes de réagir avec force par le biais d’une nouvelle loi radicale, dite Sarbanes-Oxley. Celle-ci avait instauré une autorité de supervision des auditeurs : le Public Company Accounting Oversight Board (PCAOB). Ce fut en théorie la fin de l’autorégulation de l’industrie.

D’ailleurs, petite parenthèse : le modèle français, qui oblige les entreprises à utiliser deux auditeurs, n’est pas forcément une solution. Car même si de grands scandales comptables n’ont pas fait la une de l’actualité depuis longtemps dans l’Hexagone, les souvenirs de l’affaire du Crédit lyonnais ou de Vivendi peuvent nous servir à dire que la France est loin d’être immunisée. Surtout que la situation française avec le régime de privatisation Macron va renforcer de fait, le pouvoir des gros cabinets d’audit. Néanmoins le système français a permis le développement de cabinets d’audit secondaires. Mais les Big Four y restent tout de même incontournables.

Pour revenir aux débuts des années 2000 après la faillite d’Enron, mais aussi celles de Parmalat (entreprise italienne spécialisée dans le domaine des produits laitiers) et de Worldcom entre 2002 et 2004, des commissaires aux comptes de ces firmes ont omis de signaler des fraudes comptables. Pour donner suite à l’affaire Enron, le puissant réseau d’audit Arthur Andersen (85 000 salariés) s’est effondré en quelques mois par perte de confiance, après avoir été condamné par la justice américaine.

D’ailleurs, la société KPMG a elle aussi, été vivement critiquée par la Cour des faillites des États-Unis pour sa création de schémas de réductions fiscales sans fondement économique avant la faillite de Worldcom (entreprise de télécommunication). Le rôle de KPMG comme fournisseur d’opacité a été mis en évidence en 2002, lors d’une enquête d’une Commission du Sénat américain. Il a été révélé à cette occasion que KPMG investissait des sommes considérables pour développer et mettre en place des systèmes permettant d’échapper à l’impôt. KPMG a aussi été condamnée en 2005 à une amende de 450 millions de dollars aux États-Unis pour avoir vendu des produits d’évasion fiscale.

En 2003-2004, Deloitte a aussi été impliquée dans des montages visant à éviter à la Deutsche Bank à Londres de payer des impôts sur les salaires et cotisations sociales de ses employés. Elle a été condamnée par la Cour de Justice britannique en 2016.

En 2007, E&Y a pour sa part été condamné pour avoir aidé Walmart (entreprise américaine transnationale spécialisée dans la grande distribution) à éluder ses obligations fiscales pour 230 millions de dollars. Notons également que c’est PwC qui a déclaré lors de la crise des subprimes (2008) que la filiale de fonds d’investissement Carlyle Capital Corporation (CCC) était en bonne santé financière. Et KPMG a fait de même avec Thornburg, fournisseur de prêts hypothécaires. Tous deux ont fait faillite rapidement. Autres exemples, en Belgique, la firme Lernout et Hauspie, spécialisée en reconnaissance vocale, s’est retrouvée en faillite pour donner suite à des montages financiers que la firme KPMG approuvait depuis des années.

Autres affaires retentissantes, c’est PwC qui rédigeait et soumettait de manière hebdomadaire au gouvernement luxembourgeois les « rulings » (décisions anticipées) permettant à des centaines de multinationales de voir leurs impôts réduits drastiquement. C’est encore PwC qui a poursuivi, intimidé et menacé de diverses manières les membres de son personnel (Antoine Deltour, Raphaël Halet), auteurs de fuites dans la presse à ce sujet (Lux Leaks). Et c’est encore PwC qui a obtenu une fouille au domicile de Monsieur Halet au mépris du secret des sources. Ce comportement leur a valu une condamnation par la justice française en décembre 2017.

Toutes ces affaires n’ont pas empêché à des représentants des Big Four de déclarer à la Commission du Parlement britannique en 2013, à la fois qu’ils ne recommandaient pas de structures encourageant l’évasion fiscale et dans le même temps qu’ils recommandaient des structures ayant 50 % de chances d’être acceptées en Cour de Justice…

Aux États-Unis, de la même manière que dans l’Union européenne et en Grande-Bretagne, le Business Roundtable and Financial Executives International, un groupe qui rassemble 150 patrons de grandes entreprises, a missionné PwC pour faire pression auprès du milieu politique sur la fiscalité. Les lois américaines sur le lobbying révèlent que le cabinet d’audit a soulevé à Washington les questions de « fiscalité internationale, réformes fiscales et comptabilité fiscale ». Les services communications des grands cabinets d’audit répondent ironiquement qu’ils condamnent l’évasion fiscale, et que la planification fiscale est nécessaire pour de grandes multinationales complexes présentes dans de nombreuses juridictions.

Enfin dans un rapport britannique sur l’évasion, la fraude fiscale et le blanchiment d’argent en 2017, il a été indiqué que « le blanchiment d’argent a été facilité par des professionnels et autres bureaux d’audit – les agences de contrôle britannique ont pu observer que des cabinets d’audit et de révision de compte s’étaient engagés dans la criminalité, et de là rendaient possible le blanchiment ». En l’absence d’obligation d’informations pour les cabinets comptables, seules 10 personnes ont fait l’objet de sanctions pour avoir enfreint les réglementations en matière de blanchiment d’argent.

En réalité depuis les Panama Papers, Offshoreleaks, Bahamas Leaks, ou encore LuxLeaks, des centaines d’études ont révélé une partie des mécanismes de la finance offshore organisée par les grandes banques, les cabinets d’audit et grands cabinets d’avocats. Dans l’Union européenne, la Belgique (pays-capitale de l’UE), compte une cinquantaine de bureaux spécialisés dans la création de sociétés-écrans, presque autant que l’Italie, mais évidemment très loin derrière la Grande-Bretagne 1540…

Les sociétés européennes les plus connues ayant ces pratiques sont notamment BNP Paribas, Société Générale, UBS, Crédit Suisse (championnes avec près de 25 000 créations de sociétés-écrans), mais aussi les grands cabinets d’audit du Big Four. Deloitte à elle seule, aurait contribué à 1745 sociétés offshores…

En résumé, lorsque les peuples auront décidé de chasser la horde de fripons cupides puis organiseront les procès de ceux qui nous volent et détruisent nos pays, il serait bon de ne pas oublier que les grands cabinets d’audit anglo-américains sont, avec les grandes banques, les organisateurs du pillage de la richesse de nos nations. Et que les grands comptables/grands auditeurs, malgré leur manque de charisme, auront aussi leurs places en cellule à côté des dirigeants de la haute banque.

Marc Gabriel Draghi, le 27 février 2020.

​www.geopolitique-profonde.com

 
 
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Franck Pengam (Géopolitique Profonde)

Un Commentaire

  1. Et tout ceci sans parler des agences de notations…

    AAA BBBen oui, CCC vrai…

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