Accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne : le grand virage

Source : blogs.mediapart.fr/edition/les-possibles

Article paru dans Les Possibles, n° 4, Eté 2014

La revue Les Possibles est éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac France. 

-> lire le dossier de ce numéro, consacré aux accords de libre-échange

-> consulter les numéros précédents de la revue Les Possibles

par Claude Vaillancourt, président d’Attac Québec

L’accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne n’a pas soulevé une grande attention dans les médias des deux côtés de l’Atlantique. Pourtant, il a transformé considérablement la façon dont on négocie les accords de libre-échange, surtout du côté des Européens. Les accords dits de « nouvelle génération » ont une portée plus grande, impliquent un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États et favorisent plus que jamais l’expansion des entreprises transnationales. Protégé par un grand secret pendant les négociations, l’AECG est un important coup d’envoi qui permet de mieux comprendre où va le libre-échange aujourd’hui.

En Europe, on a longtemps considéré les négociations de l’AECG (connu aussi sous le nom de CETA, en anglais) comme plutôt inoffensives. Si le Canada est un immense pays, s’il demeure riche et prospère, son poids économique est plutôt limité, principalement parce que sa population relativement restreinte de 35 millions d’habitants en fait un poids plume, comparativement à son voisin immédiat, les États-Unis. De plus, ce pays est souvent considéré comme exemplaire, par sa qualité de vie, son pacifisme, les mesures progressistes qu’il a adoptées dans le passé. Pourquoi alors se préoccuper d’un accord commercial avec un pays qui a parfois tendance à faire rêver les Européens plutôt qu’à les inquiéter?

Un regard attentif sur la politique canadienne risque cependant d’en désenchanter plusieurs. Depuis 2006, les Canadiens ont élu à trois reprises un gouvernement ultra-conservateur, dirigé par le Premier ministre Stephen Harper, qui ne cesse de s’en prendre à tout ce qui a longtemps caractérisé leur pays. Peu soucieux de la démocratie, ce gouvernement muselle autant qu’il le peut les journalistes et distille l’information, qui sort au compte-gouttes du cabinet du Premier ministre. Les conservateurs réduisent ou mettent fin aux subventions gouvernementales des organisations qui osent s’opposer à leurs politiques : féministes, écologistes, ONG altermondialistes, etc. Puisque les résultats des recherches scientifiques ne s’accordent pas souvent avec l’idéologie conservatrice, ils ont aussi réduit radicalement les montants qui y sont consacrés.

Ce gouvernement cherche aussi à implanter de façon durable les valeurs conservatrices au Canada. Il fait une importante promotion du militarisme et d’un patriotisme étriqué. Il cherche à faciliter l’accès aux armes à feu, il pénalise davantage les contrevenants, surtout les jeunes. Il demeure très à l’écoute des lobbies religieux de droite. En politique internationale, il se montre un allié inconditionnel d’Israël.

Stephen Harper se dit ouvertement disciple de Friedrich Hayek. Une de ses priorités a été de réduire considérablement les impôts des entreprises, aujourd’hui les plus bas des pays du G7. Son conservatisme s’accorde très bien à sa volonté de libéraliser le plus grand nombre de secteurs de l’économie. Sa politique économique s’organise selon deux axes principaux. D’abord, chercher à exporter la plus grande quantité de ressources naturelles, sans se préoccuper de leur transformation et des conséquences d’un tel choix sur le secteur manufacturier. La ressource de prédilection reste le pétrole des sables bitumineux de l’Ouest, l’un des plus polluants et dont l’exploitation cause des dommages considérables à l’environnement.

Le gouvernement de Stephen Harper cherche aussi à négocier le plus grand nombre d’accords de libre-échangei. Cette lancée correspond à une conviction idéologique profonde, selon laquelle les États doivent obéir aux intérêts des entreprises, et non pas leur créer des obstacles. Mais aussi, ce gouvernement voit dans la conclusion des accords de libre-échange la preuve de sa grande compétence à gérer l’économie. Chaque accord conclu est une victoire, et est annoncé comme telle aux médias, sans que son contenu ne soit véritablement exposé.

Sous le gouvernement Harper, le Canada a entre autres conclu des accords de libre-échange avec le Pérou, la Colombie, malgré les nombreuses atteintes aux droits humains dans ce pays, le Panama, un paradis fiscal lié au narcotrafic, le Honduras, en dépit de la junte militaire qui a expulsé un gouvernement démocratiquement élu. Il négocie d’importants accords plurilatéraux avec l’Union européenne, avec onze pays de la zone du Pacifique (le Partenariat transpacifique, ou PTP), et il se montre particulièrement intéressé par l’Accord sur le commerce des services (ACS), négocié en marge de l’OMC par une cinquantaine de pays.

Changement d’approche

L’initiative de négocier un accord avec l’Union européenne ne vient pourtant pas du gouvernement du Canada, mais bien de celui du Québec. Depuis le « 11 septembre », et à cause de ses effets sur la frontière américaine, l’objectif de moins dépendre des États-Unis est devenu prioritaire. Les exportations aux États-Unis, de loin le premier partenaire économique, ont plafonné, puis décru. La situation économique précaire de ce pays, à la suite de la crise de 2007-2008, ne pouvait qu’accentuer le problème. Il fallait donc trouver de nouveaux partenaires, et l’Europe semblait alors le plus évident : à cause d’une certaine proximité géographique, de l’importance de ce marché et d’affinités socio-culturelles.

Les négociations de l’AECG ont aussi résulté d’une demande claire et nette du milieu des affaires, à la fois du Québec et du Canada. Dans un article de la revue L’Actualité à la gloire du Premier ministre du Québec, à l’époque Jean Charest, le journaliste Jean-Benoît Nadeau montre bien comment l’homme a cédé à la pression de représentants de grandes compagnies transnationales québécoises telles Bombardier, Alcan, BCEii. Le 16 octobre 2008, six mois avant le début des négociations, le Conseil canadien des chefs d’entreprises (CCCE) détaillait sur son site Web ce qui devait être négocié dans un accord avec l’Europe. Il s’agissait d’un véritable programme qui a été suivi pas à pas pendant les négociationsiii.

Pour inviter leur nouveau partenaire à négocier, le gouvernement du Canada a dû dès le départ faire une importante concession : celle de permettre aux provinces de participer aux négociations, ce qui était une exigence des Européens. Les provinces ont en effet sous leur juridiction des secteurs tels que la santé, l’éducation, les municipalités, les transports (en grande partie), etc. Les Européens étaient particulièrement intéressés par les marchés publics des gouvernements sub-fédéraux (provinciaux et municipaux), évalués à 28,7 milliards de dollars par année au Québec seulement, et à 179 milliards de dollars au Canada. Pour cela, il leur fallait s’adresser directement aux provinces, ce que le gouvernement du Canada n’avait jamais accordé jusqu’ici dans la négociation d’accords commerciaux, qui relèvent entièrement du fédéral.

Les négociations de l’AECG ont officiellement commencé au printemps 2009 et viendraient tout juste d’être terminéesiv. Elles ont surpris plusieurs observateurs par le nombre élevé de secteurs couverts. «Tout est sur la table», disaient d’ailleurs les négociateurs, plus particulièrement les services publics, les services financiers, les marchés publics, l’agriculture, la mobilité de la main-d’œuvre, les investissements, la culture et les droits de propriété intellectuelle.

Dès le départ, il semblait clair pour plusieurs que le Canada négociait en position désavantageuse, puisqu’il est à la fois le demandeur et le plus petit partenairev. Mais dans des négociations qui portent sur une libéralisation de l’économie, le partenaire le plus convaincant est aussi parfois celui qui demeure le plus orthodoxe d’un point de vue idéologique. C’est ainsi que les Canadiens ont convaincu les Européens de procéder d’une façon nouvelle, comme jamais ils n’avaient osé le faire auparavant. Le secret dans lequel se négociait l’accord et le peu d’intérêt qu’il soulevait permettaient de tels changements.

Les Canadiens ont demandé et obtenu que les négociateurs fassent un large usage de la liste négative. Ce qui implique que tous les secteurs qui ne sont pas explicitement exclus dans l’accord y sont nécessairement inclus, y compris ceux qui sont oubliés ou qui n’existaient pas au moment de l’entente. Ce procédé permet d’accroître de façon implicite les libéralisations. Il rend beaucoup plus difficile le travail de ceux qui cherchent à comprendre l’accord ; ces derniers doivent essayer d’envisager tout ce qui pourrait être absent : si un secteur ne se trouve pas sur la liste, c’est donc qu’il est inclus ! Les Canadiens ont aussi réussi à intégrer dans l’accord une disposition sur la protection des investissements étrangers (ou mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États).

Avec les négociations du Grand marché transatlantique (GMT — ou TTIP, en anglais), il est devenu évident que l’AECG est un prélude à ce nouvel accord, ainsi que l’ont soutenu plusieurs militants québécois et canadiens qui suivaient l’évolution du second accord. D’abord, parce que les économies du Canada et des États-Unis sont profondément intégrées, que les grandes entreprises états-uniennes sont très présentes au Canadavi, et que leurs intérêts seront les mêmes dans l’un et l’autre accord. De plus, les négociateurs reviennent forcément avec les mêmes demandes et les mêmes stratégies et n’ont pas intérêt à reprendre le travail à partir de rien. Ceux qui suivent les différents accords de libre-échange peuvent d’ailleurs aisément constater à quel point beaucoup de ce qui a été négocié dans l’un est reconduit dans un autre.

La protection des investissements étrangers

Le mécanisme de règlement de différends entre investisseurs et États est devenu, à juste titre, l’un des aspects les plus controversés de l’accord, surtout depuis que les Européens ont anticipé les conséquences d’une telle disposition avec un partenaire économique aussi puissant que les États-Unis. Les Canadiens, quant à eux, en ont subi régulièrement les inconvénients, puisqu’on la retrouve dans le chapitre 11 de l’ALENAvii. Les poursuites sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus coûteuses. La dernière en liste provient de la compagnie Lone Pine Resources qui demande une compensation de 250 000 millions de dollars à cause d’une « révocation arbitraire, capricieuse et illégale » de son droit d’exploiter le pétrole et le gaz naturel dans le fleuve Saint-Laurent — une révocation causée par une évaluation environnementale défavorable et par l’implication de citoyens, inquiets de la détérioration d’un écosystème vital et particulièrement fragile.

Les nombreuses poursuites contre le gouvernement canadien dans le cadre de l’ALENA ne semblent pas avoir ébranlé sa conviction d’inclure ce genre de disposition dans les accords commerciaux. En 2010, le chercheur Scott Sinclair avait déjà dénombré 66 poursuites par des entreprises contre le gouvernement canadien, presque toutes perduesviii. De plus, le chapitre 11 de l’ALENA a entraîné le gouvernement à pratiquer systématiquement l’autocensure, comme le témoignait un ancien fonctionnaire du gouvernement fédéral : « J’ai vu les lettres des firmes d’avocats de New York et Washington DC adressées au gouvernement canadien sur pratiquement toutes les nouvelles réglementations et propositions environnementales des cinq dernières années. Celles-ci touchaient les produits chimiques de nettoyage à sec, les produits pharmaceutiques, les pesticides, le droit des brevets. Presque toutes les nouvelles initiatives ont été ciblées et la plupart n’ont jamais vu la lumière du jour. ix »

Une forte mobilisation en Europe contre la protection des investissements étrangers et la possibilité de poursuites, principalement reliée au GMT, en a fait par ricochet le talon d’Achille de l’AECG. À juste titre, l’Allemagne considère désormais que les clauses concernant la protection légale des entreprises « pourraient permettre aux investisseurs de contourner les lois qui sont en vigueur au paysx. » Ceci n’est cependant pas l’opinion de Fleur Pellerin, secrétaire d’État chargée du commerce extérieur en France, qui prétend que « cet accord [l’AECG] apporte toutefois d’importantes garanties pour protéger le droit à réguler des États et des améliorations procédurales en terme de prévention des abus et de transparencexi ». Cette langue de bois était aussi celle de l’ex-ministre des Relations internationales et du Commerce extérieur du Québec, Jean-François Lisée.

Si l’Allemagne maintient sa position et qu’une forte mobilisation contre les droits abusifs accordés aux entreprises s’organise, l’AECG pourrait être sérieusement remis en cause. Les deux parties se retrouveront devant le dilemme suivant : peut-on signer un pareil accord sans mécanisme de règlement de différends entre investisseurs et États ? Ce serait une victoire pour les opposants. Toutefois, le contenu de l’accord tel que nous le connaissons offre plusieurs autres sujets d’inquiétude.

Autres enjeux de l’accord

L’AECG est depuis le départ négocié dans un grand secret et il a toujours été difficile de se faire une idée juste de son contenu. Pourtant, plusieurs sources permettent de constater que l’accord n’a pas été conçu dans l’intérêt des populations d’Europe et du Canada. Certains documents préparatoires, lancés avant les négociations, permettent de bien cerner en quel sens iraient les négociations, dont l’étude « Évaluation des coûts et avantages d’un partenariat économique plus étroit entre le Canada et l’Union européenne », réalisée conjointement par l’Union européenne et le Canada. On y apprend, entre autres, que les produits circulaient déjà sans véritable barrière d’un continent à l’autre, à quelques exceptions près, comme l’agriculture, pour des raisons qui se justifient : « les produits canadiens faisaient l’objet d’un tarif moyen de 2,2 % à l’accès au marché de l’UE, alors que les produits de l’UE faisaient face à un tarif comparable, soit 3,5 %, dans le marché canadien ». L’AECG n’a donc pas comme objectif de réduire des droits de douane déjà très bas.

Via Démocratie réelle

 

Benji

Les commentaires sont clos.